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Gastronomie : portraits d’iconoclastes. Ce sont des chefs, des éleveurs, des producteurs… Leur point commun ? Connues ou non, ces personnalités ont fait des choix forts, audacieux pour exercer voire réinventer leur métier. Des parcours à découvrir dans notre série de portraits, autant de signaux faibles d’aujourd’hui qui marqueront peut-être la gastronomie de demain.
Passée par des cuisines de renom et ex-candidate de Top Chef, Chloé Charles redéfinit les contours de son métier. Déjà adepte de la cuisine événementielle, la voilà à la tête de Lago (11e arr. de Paris). Sur la porte d’entrée, un slogan accrocheur : Nous ne sommes pas ouverts. Nous ne sommes pas fermés non plus ». Et un modèle de « tiers restaurant » aussi alléchant qu’incertain.
Chloé Charles est une adepte des premières. Chez Fulgurances, fameuse table parisienne où les chefs « en résidence » l’espace de quelques mois se succèdent, l’ancienne élève de Pascal Barbot avait déjà ouvert le bal. C’était en 2015. Depuis, la cheffe ne s’est jamais posée, cuisinant pour des marques ou des événements. « Grâce à l’exposition médiatique offerte par Top Chef, j’ai commencé à avoir plus de boulot que ce que je pouvais endurer seule. Après avoir loué des espaces de manière ponctuelle, j’ai ressenti le besoin d’un lieu à moi », explique la participante de l’édition 2021 de l’émission-concours de M6. Pour autant, pas question d’ouvrir un restaurant classique. Place à un espace de restauration privatisé doté d’une cuisine ouverte à toutes les envies ou presque. Seule règle à bord : Lago accueille uniquement des groupes ayant réservé. « Certains viennent du petit déjeuner à l’apéro et vont dîner ailleurs. Si tu veux fêter l’anniversaire de ta grand-mère et lui servir son traditionnel turbot aux patates, c’est possible. Il y a aussi des choses qu’on n’avait pas forcément imaginées comme la venue de magiciens », expose la cheffe 2.0.
Dans son lieu au faux air d’espace de coworking pour gourmets, les convives optent généralement pour des menus prédéfinis et s’offrent plutôt une parenthèse entre les mains de la cheffe et ses équipes pour le dîner. En tous cas, le fait d’accueillir exclusivement des groupes présente bien des avantages. À commencer par une masse salariale moindre. « Avec ma seconde Manon Gallet et ma directrice de salle Raphaëlle Orliange, on assure sans problème jusqu’à quinze couverts car les clients ont choisi ce qu’ils veulent en amont. À quatre, c’est largement suffisant jusqu’à 50 couverts. Et puis les gens viennent la plupart du temps pour des événements heureux. » Exit, donc, les couples en bisbille de la Saint-Valentin qui effraient tant les restaurateurs traditionnels. Chez Lago, le repas commence généralement par un apéritif au comptoir de la cuisine ouverte avant de gagner la table à manger. Une tension bien moindre qui permet à la cheffe de s’exprimer en toute décontraction. « Sans local fixe, c’est compliqué d’être vraiment créatif. Tu tournes en rond avec des clients différents auxquels tu es tenté de proposer les mêmes choses. Là, on crée davantage et on dispose d’un bon matériel. »
Si tout semble idyllique sur le papier, ce modèle sans couverts de passage reste flou. « Si tu n’as pas de réservation, il n’y a pas de rentrée d’argent. Il faut aussi des salariés flexibles qui acceptent d’avoir des journées très différentes, de bosser quatre jour une semaine, six la suivante », rappelle Chloé Charles. Malgré l’incertitude, la cheffe et ses équipes profitent donc des périodes creuses pour se consacrer à la préparation d’indispensables activités annexes. Mise en place d’une offre de restauration pour un hôtel en consulting, préparation d’événements, investissement dans l’association spécialisée dans la réduction des pertes alimentaire Reductio, tournages de recettes pour des sites internet… « Samedi dernier, on a servi 300 couverts dans la boutique d’Hermès. Ce genre d’événement fait vraiment plaisir. Ensuite, c’est agréable de revenir et de se poser un peu avec les clients qui viennent à nous et de pouvoir pratiquer une cuisine ultra-fraîche comme des fritures minute. Chez Hermès, ç’aurait été délicat », s’amuse la patronne de Lago.
Aujourd’hui, rien ne semble pouvoir enrayer la dynamique de Chloé Charles. Portée par une belle réputation, figure de la lutte contre le gaspillage alimentaire et marraine en 2019 du label Ecotable pour une restauration éco-responsable, la cuisinière bien dans son époque redéfinit sans complexes les contours de son métier. Formée à l’école des fines lames dont Anne-Sophie Pic, elle garde à l’esprit la fragilité de son modèle et l’exigence d’une profession qui, quelle que soit la manière dont on l’exerce, repose sur une rigueur de chaque instant pour tenir la distance. « Ça va plutôt dans le bon sens pour le moment mais seul le temps nous dira si le modèle fonctionne. Au pire du pire, comme je l’ai toujours dit, je me repositionnerai sur un restaurant classique et je vendrai au bout d’un an. » Chloé Charles a toujours un coup d’avance.
Crédits photo : Créa Agency
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