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La gastronomie française a tiré son succès de la codification, qu’il s’agisse d’Antonin Carême (1783-1833) codifiant les 4 sauces mères ou d’Auguste Escoffier (1846-1935) codifiant la gestion et l’organisation de la cuisine. Ce même esprit cartésien peut-il s’appliquer à l’innovation ? Ou faut-il s’inspirer de la gastronomie elle-même pour enfin gérer correctement l’innovation ?
L’innovation semble être pour beaucoup le Saint-Graal, la quête ultime, mais impossible à atteindre. Certains voudraient tracer un chemin linéaire et apprivoiser l’indomptable. Les modes et les philosophies se succèdent, mais aucune ne parvient à proposer une approche satisfaisante pour mettre en œuvre l’innovation et en extraire le nectar divin.
En France, même l’organisme national de normalisation AFNOR se mêle du sujet, au point de vouloir » normaliser » l’ensemble du processus. L’innovation étant par définition l’inconnu, on ne peut que se demander quel repas stérile et surgelé sortira de cette initiative. Surtout quand on sait que l’un des problèmes majeurs est justement l’excès de management.
Cette initiative m’a rappelé un échange avec un ancien collègue qui est resté chez 3M, un puissant ange déchu de l’innovation. Ce collègue avait été promu directeur du processus d’innovation Six Sigma. Inutile de dire que la latitude de découverte était aussi large qu’un chef dans une camisole de force. Cette initiative, plus à même de livrer un million de hamburgers avec une variation de moins de la moitié d’un quart de cheveu, était aussi éloignée de l’innovation et de la créativité que nous le sommes actuellement de Hubble.
Cela s’est passé au début des années 2000 et a pu se produire en réponse à une tendance croissante à l’époque, venant de la Silicon Valley, consistant à programmer depuis un canapé en expliquant qu’il est interdit d’interdire et que les contraintes n’ont aucune raison d’être.
Trop de startups se sont égarées à cause de ce réflexe adulescent, errant d’une canette de soda à l’autre. L’entreprise en souffre.
L’excès de structure comme l’excès de laisser aller sont responsables des médiocres résultats. Vouloir maîtriser chaque étape ou au contraire pivoter sans cesse sont les deux antipodes de ce domaine et peu parviennent, à bon compte, à trouver un juste milieu constructif.
Il faut savoir que la gastronomie peut se prêter en modèle pour les entrepreneurs et autres innovateurs en mal d’inspiration. L’innovation s’est peut-être même être égarée parce que de nombreux managers, dans leur approche trop zélée et orientée vers la productivité, ont négligé la gastronomie, cette noble et rigoureuse discipline, l’assignant à une table secondaire au fond du restaurant sous l’accusation injustifiée d’une futilité excessive.
Mais quiconque comprend le cérémonial de la table reconnaîtra rapidement les avantages de cette perspective, qui permet à la créativité de se déployer et de se démêler dans un écrin souple et nourricier.
Alors que l’innovation crée de nouvelles façons de percevoir le monde, la gastronomie s’occupe de nouvelles façons d’en parler. Le repas renforce ou limite ce potentiel créatif, tout comme un cadre permet à une innovation de prendre forme ou, au contraire, de freiner sa croissance.
L’innovation et la gastronomie s’efforcent toutes deux de réunir les individus dans un processus très similaire composé de trois actes majeurs. Le premier consiste à trouver un terrain d’entente, le deuxième à le peaufiner et le troisième à le diffuser. Chaque acte peut contenir plusieurs scènes.
Depuis des siècles, il existe une séquence dans tout dîner élaboré. Elle varie selon les époques mais se résume à certains principes fondamentaux. Il y a le potage, le poisson, le rôti et les entremets, puis le fromage et le dessert. Ils sont servis l’un après l’autre, jamais en même temps. Le nombre d’assiettes et d’amuse-bouche ou de trou normand peut varier d’une circonstance à l’autre, mais ils ont tous le grand avantage de favoriser la conversation.
Un dîner bien structuré peut faire avancer l’échange, permettant aux hôtes et aux invités d’atteindre une profondeur de créativité qui est rarement perceptible lorsque tout est servi en même temps.
Trop peu de cérémonie correspond à une école de pensée qui refuse ne serait-ce qu’à une suspicion de formalisme. Le résultat est que toutes les assiettes sont servies en même temps, les convives s’empiffrent, ingurgitent des liquides à la même vitesse et à peine le repas commencé, les convives sont ballonnés et trop occupés à digérer pour avoir une conversation digne de ce nom.
De même, de nombreuses inventions ne deviennent jamais des innovations parce qu’on ne prend pas le temps de préparer l’appétit, d’ouvrir la conversation, d’offrir de la patience à tous pour aligner les esprits. La vitesse est alors le mantra et aucun temps décent n’est offert pour simplement reconnaître que des itérations seront nécessaires.
Inversement, un formalisme excessif qui ne tient pas compte de la dynamique du groupe, des creux et des envolées de la conversation créative, aboutira à un résultat stérile. Un processus excessif, servant ou débarrassant la table à contre-temps, tuera la dynamique de la table, tout comme notre institution normative nationale peut, uniquement pour donner bonne conscience aux managers, tuer l’étincelle créative au sein d’un groupe.
Il faut donc un entonnoir qui permettra au chaos des conversations et des esprits de se rassembler dans une direction constructive et enrichissante.
Comme pour l’innovation, le cadre auquel je préfère est le dîner en neuf étapes. L’apéritif, l’amuse-bouche et le potage offrent à chacun le temps de se connecter. Le poisson, le rôti et le trou normand permettent à la conversation de s’installer avec des racines communes. Enfin, l’entremets, le fromage et le dessert permettent de développer pleinement cet esprit jovial porté par une communion des cœurs et des esprits.
Il n’y a pas de journée bien pensée sans repas bien pensé. C’est pourquoi les principes gastronomiques peuvent servir d’alpha et d’oméga aux activités du monde, y compris aux pratiques commerciales.