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Porté par une inflation inédite, le prix de notre alimentation n’a jamais été aussi haut. Pourtant, surfant de façon populiste sur la déconnexion progressive entre la terre et les consommateurs, des décennies de discours prix auront durablement marqué les consommateurs et précipité toute une filière vers le bas. Si ce phénomène n’est pas inédit et frappe aussi l’habillement, les transports et de nombreux services, il s’attaque avec l’alimentation à ce qui conditionne notre survie et questionne notre statut d’humain. Résultat : on a réussi à déconnecter notre alimentation de notre agriculture. Alors, blâmer les consommateurs n’est-il pas un peu facile ?
Le temps des déclarations d’amour : tout le monde aime les agriculteurs !
Rarement un soutien n’a été aussi unanime. Plus ou moins honnête il est vrai, ces preuves d’amour déferlent de toute part et ne font que traduire une chose : l’alimentation est un sujet quotidien vital pour tous, à la base de tout. Signe des temps, le 1er ministre Gabriel Attal a même décidé dans son discours du 26 janvier 2024 de « mettre l’agriculture au dessus de tout le reste ».
Au centre de l’échiquier, en tant que consommateurs, nous sommes parfois pointés du doigt pour notre responsabilité dans cette crise. En effet, entre nos déclarations de citoyens (via les sondages) et nos actes de consommateurs (dans les achats), nous serions de parfaits hypocrites. Nous orientons la production dans un sens, et nous nous précipiterions vers des prix toujours plus bas avec souvent des aliments importés.
Bien vu @plantu !!!
Eh oui : citoyens de bon matin, puis consommateurs dans l’ quart d’heure !!!????????
Voter avec son caddie ???? ….plutôt qu’avec sa souris ! ????
C’est le meilleur soutien aux #agriculteurs ????????
Pensez-y !!@UFCquechoisir @clcvorg @FamillesRurales @60millions pic.twitter.com/szLzza95LC— Christiane Lambert (@ChLambert_FNSEA) January 27, 2024
Nous avons collectivement perdu la valeur de notre alimentation
Le consommateur connait le prix de tout mais plus le coût de rien. Xavier Alberti dans StripFood
Pas étonnant dans ce contexte que nous attachions davantage d’importance à nos biens d’équipement et nos loisirs, dont les aspects prix intéressent beaucoup moins les médias. Ce qui fait réagir le dessinateur Xavier Gorce sur le réseau X avec un dessin éminemment provocateur.
Choix du reste à vivre
In newsletter @LePoint du 26-01-2024 pic.twitter.com/3kx3PmsoY9— Xavier Gorce (@XavierGorce) January 26, 2024
Nous sommes des déracinés de la terre
Nous avons perdu le lien vital qui unit notre alimentation et l’amont agricole, comme le rapporte la philosophe Gabrielle Halpern dans une magnifique tribune pour La Tribune : « C’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité, comme si les liens avaient été rompus entre la nature et la société, entre les agriculteurs et les consommateurs. »
La lente déconnexion avec le monde rural est avant tout liée à sa démographie et sociologie. La part des agriculteurs exploitants dans l’emploi a fortement diminué, passant de 7,1 % en 1982 à 1,5 % en 2019. Rares sont les Français qui ont un vécu et connaissent ce monde agricole. D’ailleurs, déconnectés des contraintes de l’amont agricole, nous n’avons pas vraiment conscience de ce qu’impliquent nos revendications et exigeons bien souvent que le temps agricole soit aussi rapide que le temps de l’indignation sur réseaux sociaux.
Notre consommation n’a cessé de muter vers des produits toujours plus transformés, mais aussi des services (livraison à domicile, restauration hors foyer…) pour laquelle – comme le rappelle Philippe Goetzmann dans une récente interview pour StripFood – « le plus gros potentiel de création de valeur dans l’alimentaire n’est pas le produit ».
Dans une tribune publiée en 2022 sur StripFood, Florian Delmas, PDG d’Andros, alerte d’ailleurs sur ce point : « L’agriculture et l’industrie agro-alimentaire sont à la France ce qu’est l’automobile à l’Allemagne. Elles s’appuient sur des produits de grande qualité, disponibles à proximité, qui auront permis l’émergence de fleurons mondiaux de l’agroalimentaire durant les Trente Glorieuses. Si ces dernières nous ont fait croire au mirage de la consommation au travers du “tout service” et du “tout commerce”, l’appauvrissement de notre appareil productif agricole et agro-alimentaire qui s’en suit grève sa capacité à se renouveler face aux enjeux nourriciers de notre siècle. »
Qui est le moins cher ?
L’alimentation, comme ici la baguette, est devenue le symbole d’une alimentation qui doit être toujours la moins chère pour satisfaire le consommateur.
Exploitant ce déracinement progressif et au nom de la défense du pouvoir d’achat, nous avons été perfusés pendant des décennies aux discours faisant la promotion de prix toujours plus bas. Le baromètre politique de l’institut Odoxa (novembre 2023) confirme que le pouvoir d’achat demeure pour les Français, de très loin (57 %) la thématique la plus importante, devant la santé (45 %) et la sécurité et la lutte contre le terrorisme (39 %). A court terme, la « fin du mois » a donc pris le pas sur la « fin du monde » dépriorisant ainsi les préoccupations environnementales pourtant toujours bien présentes. Cela permet ainsi de justifier cette course aux prix les plus bas en invoquant les attentes du consommateur tout en passant sous silence les sujets connexes comme la santé ou l’environnement.
Alors, avec 9 milliards d’euros investis en publicité, la grande distribution – qui reste le secteur le plus dépensier en la matière (LSA 2023) – a la capacité d’imposer de véritables thèmes dans l’opinion publique, qui sont ensuite repris en boucle par les médias. Il y a quelques jours, le magazine Capital rapportait ainsi que ces investissements s’étaient encore plus concentrés sur les prix ces dernières années. On assiste même aujourd’hui à des véritables passes d’armes entre les enseignes pour prouver qui est vraiment le moins cher.
Dans cette publicité, Leclerc invite à arbitrer au détriment de l’alimentation.
Par populisme, le marketing politique autour du « pouvoir d’achat » a imposé dans les esprits l’idée qu’il fallait sans cesse tirer les prix vers le bas, créant ainsi l’illusion que les choses, les objets, les aliments – le travail tout simplement – n’avait pas de valeur. Au contraire, le véritable courage politique exigerait de redonner au travail la valeur qu’il mérite et de permettre à tout un chacun de pouvoir en vivre dignement.
Gabrielle Halphern dans La Tribune (janvier 2024)
Prenons le cas du discount alimentaire. Il est ainsi passé en quelques années de l’état d’achat peu valorisant, à celui d’achat malin. Aujourd’hui c’est même devenu un achat cool, à grand renfort de communication sur « le vrai prix des bonnes choses », mais aussi au travers de la promotion d’objets iconiques, comme les chaussettes ou les claquettes, promotionnés par des influenceurs de renom. Une sacrée inversion des valeurs.
Lidl promeut l’achat discount comme le nouveau cool. Et ça marche : les claquettes et autres chaussettes Lidl s’arrachent comme des petits pains.
L’alimentation banalisée : une simple variable d’ajustement
À force d’essorer notre alimentation et de la banaliser, nous avons collectivement perdu, non seulement la notion de sa valeur, mais aussi le lien qui unit notre assiette à l’agriculture. La reconquête ne pourra qu’être longue.
Comme un intermède, certaines communications tranchent pourtant comme ici avec la désormais célèbre saga publicitaire d’Intermarché faisant la promotion d’autres bénéfices que le prix.
Beaucoup d’experts argueront que cet arbitrage est inéluctable, car l’alimentation représente une part du budget qui n’est pas contrainte – comme le logement ou l’énergie – et sur laquelle on a les moyens d’agir. D’autres experts diront qu’il s’agit également d’un mouvement inévitable et que l’on observe une diminution de la part du budget alimentaire dans toutes les phases de développement des sociétés. Mais peut-on justement encore parler de développement ? Les chiffres sur la dégradation de notre souveraineté, l’explosion de l’obésité, le manque d’attractivité de nos filières ou l’explosion de la précarité alimentaire ne sont que différentes expressions du lent déclassement de notre alimentation.
Pourcentage des dépenses consacrées à la nourriture en 2014 dans le monde. © Illustration de Bruno Parmentier à partir des données de l’USDA.
Alors, par pure contrainte, méconnaissance ou amnésie, nous fermons les yeux au moment de l’achat en oubliant de façon consciente (ou pas) que se jouent derrière le prix, la vie de ceux qui nous nourrissent, notre santé, notre environnement ou encore nos territoires.
« On découvre, à l’occasion de ces manifestations, que derrière nos aliments se cachent des êtres humains » Riss dans Charlie Hebdo 31 janvier 2024
En tant que professionnels de l’alimentation, il est temps de se questionner sur le meilleur moyen de valoriser ce lien précieux mais affaibli qui nous unit encore aux agriculteurs. Ce serait surement la meilleure preuve d’amour que nous pourrions leur apporter.
Derrière notre alimentation et notre agriculture, masqués par le mirage du prix, se concentrent les enjeux clés de notre survie. D’ailleurs, selon Jean-Louis Rastoin, de l’Institut Agro Montpellier (Chaire Unesco), si nous prenions en considération les coûts liés aux externalités négatives (sur la santé, l’environnement ou l’économie), le coût de notre alimentation serait de 30 à 50% plus élevé.