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Bruno Parmentier est ingénieur de l’École des Mines de Paris. Après avoir effectué une bonne partie de sa carrière dans la presse et l’édition, il a également dirigé l’École Supérieure d’Agriculture d’Angers (ESA) pendant plus de dix ans. Désormais retraité, grâce à de nombreuses productions, celui qui se définit comme un « lanceur d’alertes » réussit à rendre ses thèmes de prédilection, l’agriculture et de l’alimentation, accessibles à tous en livrant de façon pédagogique une vision globale profondément humaniste.
Après l’article que j’ai réalisé à l’occasion de son interview pour Thinkerview, il répond à une série de quatre questions en exclusivité pour StripFood et publiées dans deux articles (dont celui-ci est le premier). Je le remercie infiniment pour la qualité de nos échanges.
Encore une fois, il est bon de rappeler que « l’important n’est pas de convaincre mais de donner à réfléchir » (Bernard Werber).
StripFood : La mission de votre site Internet est claire : « imaginer l’agriculture et l’alimentation de demain ». Est-ce que l’on mangera vraiment mieux demain ?
Bruno Parmentier : Mieux manger ? Qu’est-ce que « bien manger » ? Que voilà une question complexe. Prenons du recul historique à l’aide d’un texte écrit en 2006, mais qui n’a pas pris une ride !
Mieux manger, pour soi-même ?
Bien évidemment, à tout seigneur, tout honneur, cette phrase est d’abord individualiste : je veux mieux manger… pour moi.
Déjà je veux manger… suffisamment ! N’oublions pas que sur notre planète, il y a aujourd’hui encore plus de 800 millions de gens qui ont faim, soit exactement le même chiffre qu’en l’an 2000, mais aussi qu’en 1950 et 1900 ! Pour ces gens-là, d’un côté la vie est très simple : bien manger cela veut dire manger tout court. On peut également évoquer le milliard de gens qui certes mangent, et en quelque sorte se remplissent le ventre, mais qui mangent tous les jours le même aliment, un seul aliment : que du riz, ou que du maïs, ou que du manioc. Leur santé est gravement détériorée parce qu’ils manquent de protéines, de vitamines, d’éléments minéraux, etc. Pour eux, bien manger, cela veut dire manger de temps en temps un peu de viande, de laitage, de fruits ou de légumes, ce qui constitue un véritable luxe !
Aujourd’hui en France, ce qui nous menace, ce n’est plus la faim, mais bien toutes les maladies de l’abondance : boulimie, anorexie, allergies, intolérances, obésité, cancer, diabète, artériosclérose, etc. Bien manger, cela implique donc le plus souvent de manger moins et mieux : moins de sel, moins de sucre, moins de matières grasses, moins de viande, moins de lait, moins d’alcool, moins de plats tout préparés ! Et davantage de fruits et légumes (locaux, de saison), de céréales, de protéines végétales, et de diversité.
Bien manger aujourd’hui, c’est aussi prendre le temps de s’asseoir à table avec de la famille ou des amis (jamais devant la télé !) pour déguster tranquillement des plats traditionnels, inventifs et savoureux que l’on a préparé soi-même ! C’est consacrer davantage de temps et d’argent à cette activité essentielle, qui ne représente plus que 14 % de notre budget mensuel (contre 38 % en 1960), moins que le logement et bientôt moins que les loisirs !
Prenons également conscience de nos incohérences et contradictions de riches, quand nous voulons tout à la fois manger goûteux, sûr, traçable, biologique, hallal, casher, naturel, local, équitable, énergétique, beau, abordable, simple, pratique, rapide, diététique, équilibré, varié, traditionnel, moderne, issu du terroir, exotique, etc. Et nous nous étonnons de ne pas y arriver ! Bien manger face à autant d’envies, cela devient une véritable performance.
Dans notre pays, les femmes travaillent, comme les hommes, et on a donc inventé Findus et Carrefour pour pouvoir préparer un repas bon marché en 10 minutes, mais du coup « on ne sait plus ce qu’on mange »… et on retrouve parfois du cheval dans nos lasagnes au bœuf ! Une malhonnêteté qui, soit dit en passant reste… vieille comme le monde ! Mais maintenant, la méfiance règne, nous suspectons les industriels de mettre de tout dans tout, et les organismes de contrôle de n’être pas assez vigilants ou indépendants. Nous avons donc vraiment besoin de nous y retrouver dans les plats cuisinés que nous achetons, puisque nous ne savons ni ce qu’il y a réellement dedans, ni d’où ça vient, ni comment ça a été transformé.
C’est pourquoi les débats actuels autour du Nutriscore, avec un logo simple et compréhensible qui permet de mieux saisir le lien entre alimentation et santé, sont absolument fondamentaux. Et les citoyens devraient vraiment se mobiliser face à la pression énorme des lobbys de toutes sortes qui tentent de le torpiller. Et, pour commencer, on peut, on doit, utiliser Yuka ou l’un des autres sites d’information nutritionnelle. C’est le début de la résistance citoyenne face à l’irresponsabilité de vendeurs de malbouffe qui paraissaient tout puissants !
Mieux manger, pour faire société ?
Quand on achète un produit, on achète le monde qui va avec. Ceci est particulièrement vrai pour la nourriture !
Posons-nous la question du rapport entre notre goinfrerie et notre propension au gâchis… avec celui de la faim dans le monde : peut-on vraiment bien manger chez nous sans aggraver les problèmes là-bas ? L’accaparement incroyable de ressources qu’implique notre mode de vie ne condamne-t-il pas les paysans pauvres du tiers-monde à la marginalité et la misère ? Est-ce normal de manger régulièrement des produits de contre saison importés des antipodes, et de pays où l’on ferait mieux de faire à manger pour soi-même ?
Plus près de nous, dans un pays où le chômage reste endémique et où les paysans sont vraiment menacés de faillite, quelles solidarités locales sommes-nous capables de créer à table ? Pourquoi ne nous efforçons-nous pas de manger prioritairement des produits locaux ? Prenons exemple de nos cantines scolaires et d’entreprises, qui devraient être des premiers maillons de la solidarité sociale : plutôt que d’y lutter en permanence pour que le ticket soit moins cher, pourquoi ne demandons-nous pas aussi que l’on y serve systématiquement et chaque fois que possible de la nourriture produite dans notre département ?
Nous sommes ce que nous mangeons : nous « faisons » littéralement société et culture à table. Bien manger en France, c’est donc d’abord manger… comme un Français, ce que le reste de monde nous envie puisque nous sommes « le » pays de la gastronomie mondiale. Songeons que l’UNESCO a inscrit le repas gastronomique français dans sa liste du patrimoine mondial ! Ce repas « met l’accent sur le fait d’être bien ensemble, le plaisir du goût, l’harmonie entre l’être humain et les productions de la nature… Parmi ses composantes importantes figurent : le choix attentif des mets ; l’achat de bons produits, de préférence locaux ; le mariage entre mets et vins ; la décoration de la table… il commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson et / ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert »…, ainsi que du bon vin. Il n’y a plus qu’à appliquer ces principes pour bien manger, comme un Français, ce qui n’empêche nullement de manger de temps en temps des sushi ou du couscous, et même un hamburger ou du fish and chips, ni de boire de la bière ou du thé !
Mieux manger, pour la planète ?
Mais ces deux items, mieux manger, pour soi et pour faire société, n’épuisent pas le sujet : on peut encore élargir la réflexion à l’ensemble de la planète ! À l’heure où le réchauffement devient un problème majeur, nous pouvons prendre conscience du fait que notre nourriture, sa production, son transport, sa transformation et sa distribution représentent 25 à 30 % de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre, soit autant, sinon plus, que le transport ! Dès lors, la question se pose réellement : combien de gaz à effet de serre pour produire ce qu’il y a dans mon assiette ? Comment manger, littéralement, « bon pour le climat » ?
La consommation de légumes frais, locaux et de saison provoque l’émission de 15 fois moins de gaz à effet de serre que celle de légumes hors-saison importés par avion ! De ce point de vue les fruits ou légumes provenant de serres chauffées sont une véritable aberration. Et surtout la viande de notre assiette a émis 90 fois plus que les petits légumes qui l’accompagnent. Un mot d’ordre fort simple permet de rééquilibrer : passer du traditionnel bœuf-carottes à la carotte au bœuf : deux fois plus de carottes, deux fois moins de bœuf, et la planète vous dira ouf ! Ce qui n’empêche nullement d’exiger du bœuf de grande qualité, produit localement, et de la payer à son juste prix pour que l’éleveur puisse en vivre décemment.
Rappelons qu’un carnivore qui roule en vélo réchauffe beaucoup plus la planète qu’un végétarien qui roule en 4X4 ! Il ne s’agit pas de tous devenir végétariens, mais manger moins de viande et rouler plus souvent en vélo permet de façon certaine de mieux protéger à la fois la planète et notre santé !
Poursuivons : une dernière solidarité à inscrire autour du bien-manger est inter-générationnelle ; elle consiste à manger aujourd’hui sans gâcher ni piller, pour que les générations suivantes puissent, elles aussi, manger à leur tour ! Par ses choix au quotidien, le consommateur peut renforcer le type d’agriculture et d’élevage qu’il souhaite ; par exemple une agriculture dite « conventionnelle », en fait « tout pétrole, chimie, mondialisation, déforestation », ou bien une agriculture écologiquement intensive, voire biologique, qui respecte davantage la planète, la biodiversité, la vie du sol, et économise au maximum les ressources naturelles non renouvelables.
Alors, mangerons-nous mieux demain ? Vaste sujet ! Oui, je l’espère sincèrement et je tente modestement sur mon blog et maintenant sur ma chaîne YouTube et à travers mes multiples conférences, de mieux faire comprendre les enjeux considérables de cette question.
Pour commencer, posons-nous vraiment et à fond une question toute simple : qu’est-ce qu’on mange ce soir, ou ce week-end ? On voit bien que ce choix apparemment anodin a des incidences considérables sur notre santé, notre convivialité, notre joie de vivre, mais aussi l’organisation de la société, l’emploi dans notre pays, notre culture collective, et même sur la faim dans le monde, le réchauffement de la planète et la protection des ressources naturelles. Une vraie prise de tête ! Mais gardons néanmoins notre spontanéité en même temps que le moral et la mesure, et faisons remonter de saines envies. Bon appétit !