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Au-delà des clichés sur une gastronomie réduite au fish and chips et à la terrifiante jelly, il suffit parfois de quelques plats emblématiques pour mieux comprendre les habitudes alimentaires de nos voisins londoniens aujourd’hui. Entre le sacro-saint sandwich des employés de la City, les mezze d’Ottolenghi et le chicken tikka masala, tour d’horizon de quelques grands classiques de la scène gastronomique londonienne et leur impact culturel.
L’os à moelle de St. John
Situé à quelques encablures de Smithfield Market, l’un des plus grands marchés de viande en gros d’Europe, le restaurant St John est le symbole par excellence de la nouvelle cuisine anglaise qui se développe dans les années 1990 alors que scène culinaire londonienne était en phase de passer de risée du monde à vraie capitale gastronomique.
Son chef, Fergus Henderson, s’est affranchi des sauces cache-misère ou pâles imitations à la française qui faisaient encore légion pour proposer une cuisine from nose to tail (comprenez, du museau à la queue). Sa philosophie est de faire la part belle aux produits de terroir et aux abats souvent ignorés, revalorisant ainsi les traditions rurales anglaises avec plus de sophistication, mais sans chichis. Dans son livre The Book of St. JOHN (inédit en français), Fergus Henderson explique : « Il n’y a rien de chauvin dans notre pensée, pas de retour idiot à de soi-disant jours de gloire (…) Notre place dans le monde se trouve être ici, et nous préparons de la cuisine britannique pour accorder nos poêles à la magie du genius loci ».
La carte change régulièrement, au gré des saisons, mais on retrouve toujours l’incontournable os à moelle, servi simplement avec du gros sel et une salade de persil, au milieu des rognons, tripes, langues de bœuf ou cervelles de veau. Consécration et revanche d’une cuisine anglaise souvent décriée, le restaurant a décroché une étoile Michelin en 2009.
Les mezze de Yotam Ottolenghi
Le chef anglo-israélien, dont la réputation n’est plus à faire en France suite aux succès de ses ouvrages Jérusalem et Simple, a lui aussi révolutionné la scène gastronomique londonienne. Avec l’ouverture de son premier delicatessen en 2002 dans le quartier de Notting Hill, rapidement suivie par cinq autres adresses, Ottolenghi se rend célèbre avec ces grandes salades colorées, joyeuses et pleines de saveurs qui prennent place dans les alléchantes vitrines de ses boutiques. Le chef popularise également quelques plats cultes du Levant, houmous et shakshuka en tête, et revalorise des légumes délaissés comme le chou-fleur ou le céleri-rave, le tout avec une belle dose de graines de grenade et zaatar.
L’influence de Yotam Ottolenghi a également profondément modifié les habitudes culinaires des Britanniques. Avec ses recettes publiées dans la presse anglaise, ses livres de cuisine à succès ou encore sa récente participation aux cours en ligne Masterclass, Ottolenghi a converti des milliers de foodies à faire exploser les saveurs dans des plats inventifs et audacieux. Nombre de supermarchés anglais proposent d’ailleurs désormais les ingrédients fétiches du chef, comme le tahini, le sumac, les molasses de grenade ou la harissa rose.
Les small plates de Soho
Une créativité dans les assiettes qui se retrouve également dans les restaurants branchés du quartier de Soho, au cœur de Londres. Ces lieux branchés proposent une cuisine fusion aux influences espagnoles, japonaises, levantines ou péruviennes qui ose avec un mélange de saveurs et une approche façon tapas du bout du monde faite de petites assiettes à partager. Ces adresses incarnent également une nouvelle approche plus informelle, inspirée des adresses new-yorkaises avec une atmosphère intimiste et pas de réservation possible (sauf peut-être au comptoir, à 17h30).
Le mélange, parfois hétéroclite, de plats à partager peut cependant susciter la confusion. Que faire face à ces trois boulettes d’agneau ou ces quatre croquetas lorsque nous sommes cinq à table ? Des petites bouchées qui laissent parfois sur leur faim, d’autant que l’addition peut être salée. Pour le journaliste du Guardian Tony Naylor, ces restaurants, où passer commande demande des négociations « dignes du traité de Versailles », se traduisent trop souvent par des « escarmouches passive-agressives » autour des plats et finissent donc par « tester les amitiés, défier tout logique et ruiner les dîners ». Son verdict est sans appel : « il est temps d’en finir ». Quelques bonnes adresses à retenir tout de même : Barrafina, Hoppers, Kiln et The Palomar.
Les sandwichs de « Pret » et Marks & Spencer
Cette richesse de saveurs se retrouve aussi dans… les sandwichs. Incontournable des pique-niques printaniers dans les parcs ou des pauses déjeuners, le sandwich est une véritable institution. La British Sandwich Association estime que près de 4 milliards de sandwichs sont consommés chaque année au Royaume-Uni. Avec plus de 250 boutiques à travers Londres, Prêt à Manger fait figure de référence absolue, lieu de pèlerinage quotidien pour nombre d’employés de bureaux, mais d’autres chaînes se disputent aussi ce marché évalué à 8 milliards de livres sterling comme Greggs, Leon, Pure, Subway ou encore les supermarchés Marks & Spencer, Tesco et Waitrose.
Les nouveautés ne manquent pas, surfant sur les dernières tendances avec en tête le véganisme, en témoigne le récent succès du bien nommé New York Style No Beef Vegan Pretzel Roll, dernier né de Marks & Spencer. Le moment clé de l’année ? L’effervescence à l’approche des fêtes avec les créations spéciales de Noël, entre baguettes à la dinde farcie ou wrap à la courge butternut.
Pourquoi un tel succès ? Faciles à manger, que ce soit on the go ou devant son écran d’ordinateur, mais surtout car ils incarnent une certaine comfort food. Il y a quelque chose de rassurant pour les Anglais à retrouver leur sandwich fétiche au quotidien, cheddar & pickle, chicken avocado (poulet / avocat) ou encore egg & cress (œufs / cresson), la plupart du temps consommé avec un paquet de chips. Les habitudes des consommateurs anglais restent en effet bien ancrées. Quel était le sandwich le plus vendu chez Marks & Spencer en 1981 ? Le célèbre prawn mayo (crevettes / mayonnaise). Et aujourd’hui ? Prawn mayo toujours.
Pour les amoureux des sandwichs, le quotidien The Guardian a consacré à ce sujet une enquête passionnante qui retrace l’histoire du sandwich au Royaume-Uni depuis sa naissance en 1980, à lire ici (en anglais).
La street food des marchés de rue
Autre option pour les employés de bureau lors de la pause déjeuner : faire un tour du côté des nombreux marchés alimentaires. Au-delà du célèbre Borough Market et sa centaine de commerçants, de multiples échoppes s’installent sur des rues piétonnes, comme à Exmouth Market (Clerkenwell), sans oublier les farmers markets de quartier et les marchés couverts qui ont ouvert leur portes ces dernières années à Covent Garden, Mayfair et Victoria.
Ces marchés proposent un vrai festival de saveurs, entre spécialités éthiopiennes ou vénézuéliennes, baos, falafels ou tartiflette, mais aussi burritos mexicains, dosas indiens, wraps au porc katsu japonais, ribs BBQ, tourtes salées anglaises ou poulet jerk jamaïcain. De quoi donner la possibilité aux Londoniens de varier les plaisirs au quotidien et découvrir de nouvelles spécialités du monde entier.
Le scotch egg et le Sunday Roast des pubs
Et les pubs dans tout ça ? Selon la British Beer and Pub Association, il y aurait autour de 40 000 pubs au Royaume-Uni aujourd’hui, un nombre en baisse constante depuis les années 1980 et qui risque fort de continuer sa chute suite à la crise du coronavirus. Plus d’un tiers sont la propriété de grands groupes, comme Fuller’s, Greene King ou Wetherspoons, qui possèdent plus d’un tiers d’un marché qui a généré 23 milliards de livres sterling de chiffre d’affaire avant la pandémie.
Symbole british par excellence, les pubs sont l’endroit parfait pour se retrouver entre amis autour d’une pinte de lager face à la cheminée mais il est vrai que ce ne sont pas des lieux de gastronomie réputés, l’offre alimentaire étant souvent un peu terne et industrielle. En plus des populaires paquets de chips – appelées crisps outre-Manche – aux saveurs variées (cheddar & onion, sea salt & vinegar ou encore piment doux), on retrouve aussi quelques grands classiques anglais comme le scotch egg (un œuf dur enrobé de chair à saucisse et recouvert de chapelure), la pork pie (tourte au pork, cousine de notre pâté en croute) ou les pork scratchings (couenne de porc frite). Quelques petits pubs indépendants se distinguent cependant, notamment The Southampton Arms (Hampstead) qui propose de délicieux pork baps fait maison, des petits pains au rôti de porc avec une sauce à la pomme et un peu de moutarde anglaise pour relever le tout.
Les pubs anglais ne doivent cependant pas être limités à la nourriture de comptoir ou au classique fish and chips. Ces dernières années, la montée en puissance des gastro pubs, équivalent anglais de nos néo-bistros, a changé la donne avec une cuisine plus élaborée faisant résonner produits de terroir et influences européennes. Le dimanche, les familles et groupes d’amis s’y retrouvent pour le Sunday Roast, ce plat traditionnel composé d’une pièce de viande rôtie (souvent du rosbif), de légumes, de pommes de terre au four et de Yorkshire pudding, le tout recouvert de gravy (sauce au jus de viande) et souvent servi avec du raifort. Quelques bonnes adresses londoniennes se distinguent comme The Eagle (Clerkenwell), The Bull & Last (Highgate) ou The Anchor and Hope (Southwark).
La cuisine du monde au coin de la rue
Peu de villes dans le monde peuvent se targuer de proposer une richesse culinaire comme celle de Londres, reflet de la grande variété de nationalités vivant dans une ville où plus d’un tiers des habitants sont nés à l’étranger. Adorée des Anglais, la cuisine indienne fait figure de championne et est devenue partie intégrante des habitudes alimentaires au quotidien. Elle est revisitée à toutes les sauces entre plats préparés de supermarché, cantines d’entreprise ou curry houses de Brick Lane… quitte à s’écarter des traditions du sous-continent pour s’adapter aux palais anglais, avec quelques inventions purement british comme le célèbre chicken tikka masala. Une adresse emblématique ? Dishoom, avec sa carte inspirée des cafés iraniens de Bombay et la décoration soignée de ses restaurants (le livre de recettes a récemment été publié en français).
Londres n’a pas non plus résisté à la déferlante de la cuisine italienne et des pizzas qui a conquis Paris. L’arrivée de Big Mamma à Londres en 2019 avec deux adresses (Circolo Popolare et Gloria) a accéléré le mouvement, mais force est de constater que certaines habitudes bien anglaises demeurent. Les Anglais sont de grands amateurs des chaînes et les Franco Manca, Pizza Pilgrims ou autres Pizza Union sont omniprésents dans la ville avec des pizzas généreuses et authentiques qui convainquent même les nombreux émigrés italiens. En revanche, rares sont ceux qui s’aventurent dans la célèbre chaîne PizzaExpress qui, là encore s’est adaptée aux palais anglais, en proposant pizzas au poulet, dough balls (boules de pâte à pizza) et le fameux garlic bread dont raffolent les anglo-saxons.
Mais Londres a bien plus à offrir que la cuisine indienne et italienne. C’est bien simple : le monde entier se retrouve dans les assiettes des Londoniens, des restaurants vietnamiens de Kingsland Road (Shoreditch) surnommé le Pho Mile en passant par les lieux espagnols ou turcs ou encore les nombreux restaurants chinois qui reflètent toute la diversité culinaire du pays, des nouilles biáng biáng du Shaanxi aux plats épicés du Sichuan en passant par les grands classiques cantonais. On découvre aussi des cuisines plus méconnues en France grâce aux adresses afghanes, birmanes, colombiennes, jamaïcaines, singapouriennes ou nigérianes. Quelques adresses pour votre prochaine virée à Londres ? Chimichurris (argentin), Little Georgia (géorgien), Roti King (malaysien) et tant d’autres à découvrir ici.
Il y aurait encore bien d’autres plats et traditions culinaires londoniennes à mentionner : l’English breakfast du greasy spoon, les hampers de Fortnum & Mason, la jacket potato des cantines d’entreprise, le brunch à l’australienne, le sausage roll de Greggs, l’afternoon tea du Ritz ou encore le cheese toastie à la maison. Et que dire de ce que nous réservent les rayons des supermarchés…
ICI LONDRES
#1 – Les assiettes des Britanniques à l’heure du Brexit
#2 – À table avec les Londoniens
#3 – Voyage dans un supermarché anglais
#4 – Le Royaume-Uni, l’autre pays du fromage ?
#5 – Les Anglais : plus grands buveurs de thé au monde ?
#6 – Les secrets de la Worcestershire sauce
#7 – Pourquoi la cuisine anglaise a-t-elle si mauvaise réputation ?
#8 – Les deux frères français derrière l’essor de la cuisine étoilée
#10 – Pimm’s o’clock