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Dans un article de HBR intitulé « Business model hybride : la riposte des entreprises européennes aux GAFA », les auteurs Eric Falque et Natalia Danon-Boileau affirme que « Les entreprises traditionnelles doivent évoluer. Rapidement. (…) Les entreprises traditionnelles qui ont réalisé ce mouvement vers un modèle « hybride » ont multiplié leur valorisation et leur taux de croissance quasiment par deux par rapport aux entreprises ayant un seul business model ».
Pour éclairer ce concept d’hybridation, j’ai le plaisir d’accueillir Gabrielle Halpern. Selon cette docteur en philosophie, « C’est seulement si les lieux, les métiers, les équipements, les commerces, s’hybrident en proposant des usages différents, qu’il pourra y avoir une véritable mixité sociale, une vraie solidarité intergénérationnelle, des développements économiques durables, et bien sûr, une relation plus respectueuse avec la nature ». Passionnant.
Stéphane Brunerie
Qui êtes-vous Gabrielle Halpern ?
Je suis un centaure ! Plus précisément, je suis docteur en philosophie, diplômée et chercheur-associée à l’Ecole Normale Supérieure. Parallèlement à cela, j’ai travaillé durant plusieurs années au sein de différents cabinets ministériels, où j’étais chargée de la prospective et des discours. J’ai rejoint ensuite un incubateur de startups, afin d’accompagner des jeunes dans le développement de leur activité et je conseille aujourd’hui des entreprises et des institutions publiques, tout en poursuivant activement mes travaux en philosophie. Un pied dans chaque monde pour essayer de construire progressivement des ponts entre eux, – des hybridations -, malgré leurs contradictions apparentes et leur difficulté à dialoguer…
Je me définis comme un centaure, car cette figure « mi-homme et mi-cheval » est par excellence celle de l’hybridation. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré aux centaures ma thèse de philosophie, ainsi que cet essai « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation » (Le Pommier, 2020). Pour moi, l’hybridation n’est pas un simple projet de recherche, je la vis intimement et je la conçois comme une vision du monde, un projet de société que j’aimerais contribuer à construire.
Notre monde s’est construit autour d’un fonctionnement traditionnel en silos, de façon extrêmement fragmentée. Pourquoi ?
En Occident, nous avons développé un outil remarquable pour construire les sciences, mais redoutable pour aborder la réalité ; à savoir, la rationalité. Si elle était originellement très utile pour mieux comprendre le monde qui nous entoure, force est de constater qu’elle s’est rigidifiée au fil des siècles. Elle ressemble à une sorte d’usine de production massive de cases, toutes plus rigides les unes que les autres. Son fonctionnement est simple : on identifie (c’est-à-dire que l’on attribue une identité ou on colle une étiquette, ce qui revient au même), on trie et on classe. C’est ainsi que nous rangeons les gens, les choses, les situations, les métiers, les territoires ou encore les générations, dans des cases. Nous ne savons pas aborder le monde autrement que sous le prisme de l’identité et des étiquettes… Nous sommes complètement décontenancés, lorsque nous sommes confrontés à l’incasable, – cela nous fait peur, car c’est imprévisible -, et au mieux, nous l’ignorons, au pire, nous le rejetons ou tentons de le supprimer… S’il y a une crise aujourd’hui, c’est bien celle de notre rapport à la réalité, qui, par définition, est hybride, et même de plus en plus hybride. Quand allons-nous cesser d’avoir peur de cette hybridité et quand parviendrons-nous à aborder autrement le monde, en l’acceptant tel qu’il est ?
Votre livre, « Tous centaures !» est un véritable hymne à l’hybridation. Pouvez-vous nous définir le terme ?
Mon livre est une invitation à nous réconcilier avec la réalité, grâce à cette pensée de l’hybride. L’hybride, c’est ce qui est hétéroclite, contradictoire, mélangé, insaisissable ; c’est tout ce qui n’entre pas dans nos cases. L’hybridation, c’est le mariage improbable, c’est-à-dire la rencontre entre des choses, des gens, des métiers, des idées, des mondes radicalement différents. Pour qu’une rencontre ait lieu, pour que l’hybridation se fasse vraiment, il ne faut pas seulement les juxtaposer, il faut travailler à leur métamorphose réciproque pour donner lieu à une tierce-chose, un tiers-personnage, un tiers-métier, un tiers-service, un tiers-usage, un tiers-monde.
Les cuisiniers connaissent cela par cœur, car c’est précisément ce qui est à l’œuvre dans la préparation culinaire : comment cuisiner ensemble des ingrédients, sans qu’ils perdent leur goût ou sans que la saveur de l’un prenne le pas sur celle de l’autre ? L’art du cuisinier, à mon sens, est de réussir cette hybridation qui permettra à tous les aliments de « s’augmenter » les uns les autres.
Autrement dit, ce que j’entends par « hybridation » n’a absolument rien à voir avec la triste banalisation de ce terme, actuellement utilisé pour désigner une réunion, une formation ou un événement, en présentiel ou en distanciel ! L’hybridation, vous l’aurez compris, c’est mille fois plus riche que cela !
On observe une accélération de cette hybridation dans les offres, les lieux, les réseaux de commercialisation, les métiers,… comment expliquer ce mouvement ?
Le monde est effectivement de plus en plus hybride et cette grande tendance touche presque tous les domaines de notre vie : les objets (mon téléphone hybride les usages, les fonctionnalités et les activités), les villes se végétalisent, les tiers-lieux se multiplient, l’art s’invite là où l’on ne l’attendait pas, etc. A mon sens, cette hybridation à laquelle nous assistons est le signe positif que nous commençons à apprivoiser notre peur de l’incasable et que nous sommes enfin prêts à renoncer à nos vieilles catégories rassurantes. La crise sanitaire a accéléré encore plus cette tendance, mais cette dernière était à l’œuvre bien avant l’arrivée du virus dans nos vies. Cette hybridation qui s’accélère peut nous rendre optimistes face à l’avenir !
En quoi ce mouvement peut-être une formidable opportunité pour notre société et comment s’en emparer individuellement ?
Si l’on part du principe qu’une gare est une gare ou qu’un musée est un musée, on ne sortira jamais des silos ! Mais si l’on est prêt à redéfinir ces vieilles cases, alors nous aurons des expositions de peinture dans les gares, dans la rue, dans les magasins, et il y aura une réelle égalité dans l’accès à la culture. Et si les maisons de retraite étaient aussi des incubateurs de startups ? Et si les restaurants étaient aussi des écoles ou des jardins-potager? C’est seulement si les lieux, les métiers, les équipements, les commerces, s’hybrident en proposant des usages différents, qu’il pourra y avoir une véritable mixité sociale, une vraie solidarité intergénérationnelle, des développements économiques durables, et bien sûr, une relation plus respectueuse avec la nature. A force de ranger les choses, les activités et les individus dans des cases (par exemple, les personnes âgées avec les personnes âgées dans les maisons de retraite), on ne se rend pas compte que l’on provoque des fractures dans la société. Cette tendance à l’hybridation de notre société est donc une extraordinaire opportunité pour chacun d’entre nous, car en brisant nos cases, nous serons enfin capables de construire des ponts au lieu d’édifier artificiellement des murs entre les générations, les secteurs, les lieux ou encore les usages.
Individuellement, on devient centaure, lorsque l’on est prêt à « jeter son ancre le plus loin possible », pour reprendre les mots du philosophe Elias Canetti, vers ce qui semble le plus radicalement différent de soi. De nombreux restaurateurs, par exemple, très courageusement, ont été extraordinairement créatifs depuis le début de la crise sanitaire, en transformant leur restaurant en épicerie, en faisant des partenariats avec des grandes surfaces, en faisant un pas vers la streetfood : on peut aller encore plus loin dans l’hybridation, il y a mille choses à inventer, mille mariages improbables à faire dans le domaine de la restauration, comme dans tous les autres domaines !
Enfin, pourquoi la façon dont on parle du « monde d’après » n’a aucun sens ?
Lors du premier confinement, tout le monde parlait du monde d’après ; lors du deuxième confinement, tout le monde parlait du monde d’avant… Preuve que « ce lendemain qui chante » et que nous parions de tous nos idéaux n’avait aucun sens ! Si l’on regarde de près les vœux pour ce monde d’après, on remarque qu’ils étaient autant de tentatives de l’enfermer dans les cases du passé. Tant que nous ne ferons pas le deuil de nos vieilles catégories, nous ne parviendrons pas à nous réconcilier avec la réalité, or, c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous avons construit nos vies autour de notre angoisse de l’imprévisible. Toute l’histoire de l’humanité est celle du refoulement, du rejet, de la tentative d’élimination de l’inconnu, de tout ce qui ne peut entrer dans nos cases a priori.
Le monde d’après n’arrivera pas par génération spontanée : il est temps de nous mettre au travail et d’apprendre à devenir tous centaures !
Biographie :
Docteur en philosophie, chercheur associée et diplômée de l’École normale supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de participer au développement de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle possède également une formation en théologie et en exégèse des textes religieux. Ses travaux de recherche portent en particulier sur la notion de l’hybride et elle est l’auteur de « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020 (Pour aller plus loin : www.gabriellehalpern.com)