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Cela a commencé comme une boutade sur les réseaux sociaux : à quoi vont ressembler les femmes après le confinement ?
Merci à Clémentine pour cette nouvelle contribution sur StripFood. C’est toujours un plaisir d’accueillir ses réflexions et je la remercie ainsi de contribuer à faire vivre StripFood dans cette période où j’ai pris la décision de mettre en veille mes propres contributions.
Du coup, j’ai eu simplement la lourde responsabilité de trouver une photo pouvant illustrer cet article sans tomber non plus dans les stéréotypes ! J’ai donc opté tout naturellement pour l’aliment qui symbolise le mieux cette période de confinement, les pâtes ! »
Stéphane de StripFood
Sans coiffeur, sans esthéticienne, sans activité physique, les femmes seront à coup sûr des monstres. Ces messages ont été massivement relayés, parfois par des femmes elles-mêmes… Alors en cette période de confinement, de pandémie, de morts, c’est ce que l’on retient : les femmes ne sont que des objets esthétiques, des objets de culture et, après plusieurs semaines, la nature aura repris ses droits et elles n’auront donc plus figure humaine ? Les magazines féminins ont repris leurs bonnes vieilles habitudes et ont commencé à publier des articles nous expliquant comment ne pas grossir, comment ne pas se ramollir, comment faire du sport facilement avec des titres annonçant fièrement : « Comment ne pas prendre 3 kilos (voire plus) pendant la crise du Coronavirus » (sur Grazia.fr https://www.grazia.fr/beaute/forme-minceur/confinement-comment-ne-pas-prendre-3kg-voire-plus-pendant-la-crise-du-coronaviru-953881).
Les influenceuses ont pris le relais en publiant sur les réseaux sociaux recettes et séances de sport. L’une d’elles a même lancé à ses abonnées que l’on ne sera jamais aussi belles et musclées qu’après le confinement. Et un peu partout on a vu jaillir cette inquiétude : comment ne pas prendre de poids ? Messages avec un relent grossophobe puisque vraisemblablement le pire qui puisse nous arriver en période de confinement et de pandémie est donc de… grossir.
Les régimes et les femmes : une question de responsabilisation et de culpabilisation
Le régime est une pratique sociale valorisée qui prouve la possibilité d’une maîtrise du corps (Lavrilloux et Masson, 2018). Les femmes sont toujours plus nombreuses que les hommes à faire un régime, il s’agit donc bien d’une pratique genrée (Carof, 2015). Les corps mis en scène dans l’espace médiatique ont un impact sur la vision et la représentation du corps idéal. Thibaut de Saint Pol souligne que dès le plus jeune âge, les enfants sont soumis aux stéréotypes de beauté dont la minceur fait partie : « les principes sexuants et les idéaux de beauté sont incorporés et le corps en porte la marque à la fois dans sa chair et dans ses usages » (2010 : 20). Dans une étude diachronique allant de 1934 à 2010 analysant des revues féminines, Faustine Régnier (2017) montre que la préoccupation de maigrir prend de plus en plus d’importance au fil du temps.
En France, la minceur apparaît dans les années 60 dans la presse féminine et dès les années 80 il s’agit de lutter contre les divers excès auxquels le corps peut être soumis. Faustine Régnier souligne que le régime est devenu plus récemment « sur-mesure » avec des modalités et des résultats différents (perdre du ventre, des cuisses…) et s’inscrit dans le cadre d’une maîtrise individuelle : « Minceur et beauté sont dites plus accessibles, mais à une condition : que la lectrice fasse ce qu’il faut à cette fin. Elle en a l’entière responsabilité, par le suivi des conseils reçus, par l’attention qu’elle porte à son corps, par les régimes qu’elle met en œuvre, par le temps qu’elle consacre à l’exercice physique » (2017 : 153). Sous couvert d’empowerment, il s’agit également de responsabiliser la femme qui souhaite mincir avec comme pendant la culpabilisation si elle n’arrive pas à ses fins.
Alors si la femme en confinement n’arrive pas à maintenir son poids, c’est de sa faute. Mais c’est bien-sûr une vision bien simpliste qui ne prend pas en considération le fait que cette période de confinement creuse encore plus les inégalités : il y a les mères isolées, les femmes qui télétravaillent, les femmes célibataires, les angoissées par la situation, celles qui sont malades ou ont un proche malade, celles qui sont en situation de précarité et celles qui sont en première ligne, car il est bon de rappeler les chiffres : caissières femmes : 90 % ; infirmières femmes : 88 % ; personnels d’EHPAD femmes : 90 %.
Le corps gros, le corps mince, le corps normé
L’anthropologue Annie Hubert annonçait en ouverture d’un symposium sur la question du corps en 2003 au Palais de la Découverte que « ce sont majoritairement les corps des femmes qui sont soumis à contraintes » et finissait son allocution en soulignant l’importance de la diversité en faisant le vœu de « la possibilité de modérer le narcissisme ambiant, de revaloriser la diversité, de permettre aux plus âgés de ne pas avoir honte de vieillir ». En 2003, les réseaux sociaux et ces nouvelles mises en scène de soi n’existaient pas encore et pourtant Annie Hubert alertait déjà sur le narcissisme ambiant et sur les impacts que cela pouvait avoir sur l’image d’un corps normatif.
Annie Hubert, toujours dans son allocution de 2003, ajoutait que le corps des femmes a été et est contraint dans de nombreux pays et égrainait plusieurs exemples comme les pieds bandés des femmes chinoises durant plus de cinq siècles ou bien encore l’élongation du cou par de larges colliers en anneaux chez les Karen d’Asie du Sud-Est. Au sein de l’exposition, Je mange donc je suis, des entonnoirs de gavage étaient ainsi exposés. Cette pratique ancestrale perdure encore en Mauritanie où les associations dénoncent le fait qu’environ 40 % des petites filles vivant du côté du désert y sont exposées sans qu’aujourd’hui un appareillage législatif existe pour l’interdire. Le corps gros est ici un critère de beauté mais aussi de richesse et dès l’âge de trois ans les petites filles doivent ingurgiter un volume important de nourriture.
Les normes de poids et de beauté en France ont évolué au cours du temps et de l’histoire ; si le corps gros a également été signe de richesse, aujourd’hui c’est le corps mince qui est valorisé. Pour les femmes, il s’agit désormais de ne pas grossir et de rester mince comme le souligne Estelle Masson (2004), qui met en lumière également que l’Indice de Masse Corporelle (IMC) conduit à la création artificielle de catégories dont les noms — « classe normale », « surpoids », « obésité » — ont un effet sur les représentations et deviennent même de vrais « stigmates ». En outre, la mise en place du Programme National Nutrition Santé (PNNS) depuis 2001 et la lutte contre l’obésité a également un effet sur les représentations du corps gros et sur le regard que l’on porte aussi bien sur soi que sur les autres.
Dépasser les injonctions
Ainsi, les messages sur l’alimentation et le corps mince à destination des femmes sont nombreux. Dans son ouvrage Manger sain n’est pas si sain, Camille Adamiec souligne « qu’entre responsabilisation et culpabilité, plaisir et rigueur, c’est un système complexe d’injonctions, de prescriptions sanitaires et morales qui se construit sous nos yeux » (Adamiec, 2017 : 115). Cette cacophonie est renforcée par la responsabilisation et la culpabilisation des femmes qui doivent, dans n’importe quelles situations, être et rester minces.
Aujourd’hui, les discours portés notamment sur les réseaux sociaux sont très antagonistes car pourvoyeurs de communautés bien délimitées qui ne connaissent que trop peu la nuance. Sous couverts de blagues et d’humour on fait reposer sur les femmes encore et toujours le poids des injonctions, on promeut un discours grossophobe qui ne reconnaît qu’un corps normé. Les discours nuancés comme ceux portés par la diététicienne-nutritionniste Ariane Grumbach sont encore trop rares, alors qu’elle promeut « le respect et la tolérance envers tous les mangeurs même si on n’est pas d’accord avec eux, et envers toutes les silhouettes, car tout le monde est différent. Le pendant de cela c’est la liberté alimentaire, c’est-à-dire trouver l’alimentation qui nous convienne et se sentir libre d’avoir cette alimentation quoiqu’en disent les autres. C’est ainsi trouver une harmonie entre son corps et sa tête. Écouter son corps, ses besoins, ses envies et que cela corresponde à nous et nos valeurs » (Interview d’Ariane Grumbach issue de l’ouvrage Bien et bon à manger, 2018 ). Si depuis de nombreuses années les femmes sont touchées par cette injonction du corps mince mais aussi dessiné, les jeunes hommes sont aujourd’hui de plus en plus en prise avec un discours qui promeut le corps sculpté.
Pourtant plus que jamais et encore plus maintenant, il semble nécessaire de repenser notre rapport à soi, aux autres, de dépasser les injonctions pour se tourner du côté de la tolérance.
Bibliographie indicative
Adamiec, C. (2017). Manger sain n’est pas si sain. Raisonner l’alimentation-santé. Paris : Hachette.
Carof, S. (2015). Le « surpoids » un stigmate acceptable ? Représentations, discriminations et réappropriations des rondeurs féminines en France, en Allemagne, et en Angleterre. Thèse de doctorat en sociologie sous la direction de Claude Fischler soutenue le 5 janvier 2015.
De Saint Pol, T. (2010). Le corps désirable. Hommes et femmes face à leur poids. Paris : Presses Universitaires de France.
Lavrilloux, M. Masson, E. (2018). « Le régime : une affaire de femme et non d’homme ? Influence des représentations sociales sur la description et la nomination des pratiques de contrôle alimentaire » dans Les cahiers internationaux de psychologie sociale, 117-118 : 71-95.
Masson, E. (2004). « Le mincir, le grossir, le rester mince » dans Annie Hubert (Ed.), Corps des femmes sous influence. Paris : Les cahier des l’OCHA.
Régnier, F. (2017). « Vers un corps féminin sur mesure : l’alimentation et les techniques de la corpulence en France et aux États-Unis (1934-2010) » dans L’année de la sociologie, 37 : 131-162.
Découvrez également le podcast BCBT par Ariane Grumbach, la nutritionniste anti-régime et retrouvez l’interview d’Ariane pour StripFood dans le lien ci-dessous. Stéphane de StripFood
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