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La cuisine anglaise traîne encore aujourd’hui une très mauvaise réputation, associée à des mets fades et insipides, des fish and chips trop gras à la jelly fluorescente. Mais d’où vient cette image si exécrable ? Ces critiques sont-elles encore justifiées alors que Londres s’impose comme une capitale gastronomique incontestée ?
« Ah, la cuisine anglaise ! Au début, on croit que c’est de la merde, et à la fin, on regrette que ça n’en soit pas ». Sans aucune retenue diplomatique, voilà ce qu’aurait déclaré Jacques Chirac lors d’un sommet franco-britannique devant un Tony Blair médusé. Cette petite phrase est bien représentative de la mauvaise réputation traînée par une cuisine anglaise largement décriée en France. Les stéréotypes ont la dent dure contre une cuisine jugée fade et insipide, incarnée par les haricots en boîte dégoulinants sur une tranche de pain de mie, une sauce à la menthe peu engageante sur une viande trop cuite ou encore par la terrifiante jelly fluorescente.
Des siècles de tradition gastronomique écrasés par la malbouffe
Bien que ces clichés trouvent souvent leur source dans le traumatisme culinaire des séjours linguistiques des baby-boomers dans les années 70, force est de constater que la réalité n’est parfois pas forcément plus reluisante aujourd’hui. Dans les rayons des supermarchés, la malbouffe est omniprésente, entre friandises industrielles, snacks salés et produits ultra-transformés. Les Britanniques sont d’ailleurs ceux qui mangent le moins de légumes en Europe et ils consomment plus de plats préparés à faire réchauffer au micro-onde que l’ensemble des pays européens réunis. Le pays est ainsi particulièrement touché par l’obésité qui concerne près d’un Britannique sur trois, un taux qui a doublé en l’espace de 25 ans.
Le pays peine aussi à développer son patrimoine gastronomique. Selon une étude YouGov, le plat anglais préféré des Britanniques ne serait autre que… les frites, suivies par le célèbre fish and chips et le poulet rôti. La cuisine régionale peine également à exister dignement, à l’exception de plats emblématiques comme la Cornish pastry, le haggis écossais ou Welsh rarebit gallois, et est parfois réduite à des spécialités pour le moins éclectiques comme la surprenante barre de Mars frite, très populaire dans le nord du pays.
Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi et il fut un temps où la cuisine anglaise n’était pas source de sarcasmes mais bel et bien admirée dans le monde entier, comme le rappelle l’historien de l’alimentation Colin Spencer dans son livre British Food: An Extraordinary Thousand Years of History (inédit en français). Au Moyen-Âge, les épices exotiques s’invitent déjà à la table des rois, avec une cuisine faite des plats relevés de sauces aigres-doux épicées ou de savoureux ragoûts de viande. Avec l’expansion de l’empire britannique, le pays devient ensuite un acteur majeur du commerce des épices, introduisant le curry en Europe et popularisant l’utilisation de condiments en cuisine, à l’image de la moutarde anglaise. Portée par le célèbre roast beef, la renommée du bœuf britannique se diffuse également par-delà les frontières, s’imposant souvent pour former la lignée de cheptels du nouveau monde.
La faute à… la reine Victoria ?
Mais alors, que s’est-il passé ? Les avis divergent sur les raisons de ce naufrage gastronomique. Pour certains experts, c’est la faute aux politiques de rationnements de la seconde guerre mondiale, étalées jusqu’au milieu des années 50 et déjà responsables de l’éradication du savoir-faire fromager artisanal. Toute une génération s’est habituée aux œufs en poudre, aux conserves les plus basiques et aux miches de pain bien fades, la priorité étant donnée à la survie plus qu’aux plaisirs du palais. Le riche patrimoine culinaire britannique aurait ainsi été abandonné sur l’autel de l’effort de guerre. Cependant, cette hypothèse n’explique pas tout : de nombreux autres pays ont également traversé des pénuries alimentaires, tout en maintenant une solide culture gastronomique, voire même en la développant, en témoigne la « cucina povera » italienne.
Ainsi, pour l’historien Colin Spencer, le déclin de la cuisine anglaise se situerait plutôt sous le règne de la reine Victoria, dans la deuxième partie du XIXème siècle. La bourgeoise victorienne impose en effet une alimentation plus simple, presque frugale, bien loin des fastes de la cuisine française. On rejette l’art et les plaisirs de la table, vus d’un mauvais œil dans une société puritaine régie par les bonnes mœurs et la morale protestante. La dynamique de la révolution industrielle accentue cette tendance dans les classes populaires. Avec l’exode rurale et le travail à l’usine, les Britanniques n’ont plus le temps de cuisiner et se coupent de leurs terres et de leurs terroirs. Emballé dans un journal et mangé sur le pouce, le fish and chips s’impose comme plat national.
Fruit de cette histoire tourmentée, l’anthropologue Kate Fox décrit le rapport des Anglais à l’alimentation comme « une sorte de cohabitation mal à l’aise, indécise et ambivalente ». La cuisine n’est pas vraiment prise au sérieux et l’importance du bien-manger ou de la convivialité à table, si chère aux Français, est souvent sous-estimée. Ainsi, selon une étude de l’OCDE, alors que les Français passent chaque jour plus de deux heures à table, les Britanniques y passent une bonne heure de moins. Ainsi, s’impose comme une évidence l’idée de manger pour vivre plutôt que vivre pour manger. Triste constat que partage l’écrivain gastronomique Paul Richardson en ajoutant : « notre relation avec ce que nous mangeons est plus ou moins celle d’un mariage sans amour ».
Les grands chefs à la rescousse
Cependant, il serait malvenu de crucifier trop vite ainsi nos voisins anglais et de crier à l’absence de gastronomie britannique. Alors que la France a su défendre et développer son patrimoine culinaire depuis déjà bien longtemps, « ici nous ne faisons que commencer » déclare le chef Ashley Palmer-Watts. En effet, il a fallu attendre les années 1990 pour qu’une nouvelle génération de chefs, portée par Fergus Henderson du restaurant St John ou Gordon Ramsay, se réapproprient les traditions culinaires britanniques et remettent sur le devant de la scène des plats comme le Sunday Roast, le Beef Wellington ou l’Eton Mess. Parfaite incarnation de cette renaissance de la cuisine britannique, les gastropubs se sont aussi faits les porte-étendards des produits du terroir de qualité comme les fruits de mer des Cornouailles ou encore l’agneau d’une campagne anglaise au climat si propice, alors même qu’on assiste au retour en grâce des fromages artisanaux.
Depuis les années 2000, on note aussi un vrai regain d’intérêt pour l’alimentation au sein de la société, en témoigne la pléthore d’émissions de télévision consacrées à la cuisine comme l’incontournable Great British Bake Off, qui a généré bon nombre de vocations pour la pâtisserie. Le phénomène Jamie Oliver a également permis de mettre au goût du jour le plaisir des repas partagés en famille en promouvant une nouvelle gastronomie conviviale, plus simple et moins intimidante.
Le succès planétaire de celui que l’on surnomme le Naked Chef, mais aussi celui de ses compatriotes Nigella Lawson et Yotam Ottolenghi, ont permis de dépoussiérer la cuisine anglaise, mettant en avant une gastronomie innovante aux influences variées. Et c’est peut-être bien là que se cache la clé cette nouvelle gastronomie d’outre-Manche, fruit d’une grande diversité culinaire et poussée par une passion pour la nouveauté.
De fait, Londres s’est peu à peu imposée comme la nouvelle capitale mondiale de la gastronomie, opérant une impressionnante transformation depuis les années 1990. Loin de certaines rigidités françaises ou italiennes, la scène culinaire de la capitale a explosé, profitant de l’absence de chauvinisme culinaire pour laisser s’exprimer la créativité de restaurateurs venus du monde entier. Difficile de trouver ailleurs dans le monde un tel mélange de techniques, de saveurs et une telle profusion d’adresses tant péruviennes que vietnamiennes, polonaises, japonaises ou nigérianes. Comme en témoigne le dernier palmarès du Guide Michelin, les grands chefs français ne s’y sont pas trompés et nombre d’entre eux s’y sont également installés, à l’image d’Alain Ducasse, Anne-Sophie Pic ou encore Hélène Darroze, qui déclare sans détour : « Sans Londres, je ne serais jamais devenue la cuisinière que je suis ».
Joël Robuchon lui aussi était tombé sous le charme du mélange de cuisines et de l’inventivité de la scène culinaire londonienne, affirmant ainsi il y a quelques années que « tout se passe à Londres, l’épicentre n’est plus Paris, mais Londres (…) Avant, je vous aurais dit exactement le contraire, mais maintenant, les rôles ont changé ». Finalement, cette cuisine anglaise, au début on croit que c’est de la merde, et à la fin… on regrette de l’avoir dit ?
ICI LONDRES
#1 – Les assiettes des Britanniques à l’heure du Brexit
#2 – À table avec les Londoniens
#3 – Voyage dans un supermarché anglais
#4 – Le Royaume-Uni, l’autre pays du fromage ?
#5 – Les Anglais : plus grands buveurs de thé au monde ?
#6 – Les secrets de la Worcestershire sauce
#7 – Pourquoi la cuisine anglaise a-t-elle si mauvaise réputation ?
#8 – Les deux frères français derrière l’essor de la cuisine étoilée
#10 – Pimm’s o’clock