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Une nouvelle série d’articles pour vous faire voyager de l’autre côté de la Manche et proposer un regard différent sur les habitudes alimentaires de nos voisins à l’heure du Brexit. Alors que Jacques Chirac déclarait en 2005 qu’on ne pouvait « pas faire confiance à des gens qui ont une cuisine aussi mauvaise », qu’en est-il aujourd’hui ? Plongée au cœur de la scène culinaire londonienne, des rayons de supermarché et des fromageries de la campagne anglaise pour mieux comprendre la gastronomie britannique, au-delà des clichés.
On commence cette semaine avec un état des lieux du système alimentaire britannique alors que le pays a désormais officiellement quitté l’Union européenne. Décryptage des premières conséquences dans les assiettes.
Adrien Giacchero
Début décembre, alors que les négociations sur l’accord de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne battaient leur plein, le quotidien The Daily Mail consacrait un article aux conséquences d’un no-deal, mettant l’accent sur ses implications pour les assiettes des consommateurs britanniques. Le tabloïd conservateur invitait ainsi ses lecteurs à privilégier le cheddar au lieu du brie, à remplacer les avocats par des eggs on toast et, plus surprenant encore, tentait de les persuader qu’à défaut de pizza, dont le type de farine est peu produit localement, ils devraient plutôt manger une assiette de… toast and chips – comprenez : du pain grillé et des frites.
Capture d’écran du site du Daily Mail – What No Deal could mean for the UK’s favourite foods, travel, holidays, second homes and the economy.
Un mois de décembre chaotique
Si l’anecdote a de quoi faire sourire, force est de constater que Brexit et coronavirus ont mis en lumière la fragilité du système alimentaire du Royaume-Uni, liée à sa forte dépendance aux importations. À ce titre, le mois de décembre a été en tous points chaotique. Alors que les distributeurs continuaient d’alerter le gouvernement sur les risques du no-deal car leurs chaînes d’approvisionnement reposaient sur le juste-à-temps, la décision surprise de la France de fermer sa frontière le 21 décembre dernier pour freiner la diffusion d’une nouvelle variante du coronavirus a rapidement viré au scénario catastrophe.
Environ 30 % du trafic de marchandises grand-breton passe par la liaison maritime entre Calais et Douvres et ce sont près de 3 000 camions de fruits, légumes et de plantes qui entrent chaque jour au Royaume-Uni depuis l’Europe. Un simple grain de sable dans cette mécanique bien huilée crée déjà de petites turbulences en temps normal. Cette rupture totale des échanges a ainsi débouché sur un véritable casse-tête logistique aux conséquences très sérieuses pour l’ensemble du pays.
Les inquiétudes face à de possibles pénuries se sont vite diffusées et nombre d’acheteurs se sont rués sur les produits frais et importés, entraînant des ruptures de stock temporaires dans de nombreux supermarchés, rappelant les rayons vides suite à l’annonce du premier confinement français en mars dernier. Ce sont cette fois les salades, agrumes, mais aussi les paquets de pâtes italiennes et fromages français qui ont été pris d’assaut. Les acteurs de la grande distribution se sont voulus rassurants en précisant qu’ils disposaient de stocks conséquents pour faire face à la crise et ils ont rapidement cherché à s’approvisionner avec des modes de transport différents. Un appareil cargo de Lufthansa a ainsi été affrété spécialement pour transporter 80 tonnes de fruits et légumes en urgence, avec à son bord agrumes, brocolis, fraises et laitues.
Rayons vides dans un supermarché Waitrose de Londres le 22 décembre 2020.
Dans les supermarchés, les produits importés sont omniprésents
La bonne préparation des stocks à l’approche des fêtes et de la date fatidique de la sortie du marché unique européen, mais aussi la réactivité des distributeurs qui ont appris à s’adapter et anticiper face aux multiples rebondissements causés par le Brexit, combinées à la reprise rapide de la circulation après 48 heures, ont permis d’éviter le pire. La résilience des mastodontes de la grande distribution semble solide et aucune perturbation majeure ne s’est fait sentir suite à la sortie officielle du Royaume-Uni de l’Union européenne le 1er janvier. Cependant, cette crise a rappelé la très forte dépendance du Royaume-Uni aux importations alimentaires en provenance de l’UE.
Bien que plus de la moitié des besoins alimentaires du Royaume-Uni soient actuellement satisfaits par la production nationale, ce qui n’est pas rien, le reste dépend fortement des importations en provenance des 27 pays de l’UE. C’est particulièrement le cas dans le secteur horticole, avec environ 40 % des fruits et légumes vendus au Royaume-Uni qui sont importés depuis les pays de l’UE, Espagne et Pays-Bas en tête. La dépendance au continent européen est encore plus vive pendant l’hiver, où ce sont par exemple plus de 90 % des laitues qui sont importées.
De fait, les supermarchés britanniques affichent des étals de fruits et légumes quasiment identiques tout au long de l’année, comblant les lacunes de la production domestique sans rien laisser paraître. Les consommateurs n’adaptent pas forcément leur régime alimentaire au rythme de saisons et s’attendent en effet à pouvoir toujours retrouver les ingrédients nécessaires aux recettes des livres des chefs Jamie Oliver et Yotam Ottolenghi. Si les importations venaient à être perturbées, c’est toute une éducation alimentaire et gastronomique qu’il faudrait reprendre.
Des Britanniques encore peu sensibles aux produits locaux et de saison
En effet, si les Union Jacks vantant le made in Britain fleurissent de plus en plus sur les produits frais des supermarchés, les consommateurs britanniques n’accordent pas forcément la même importance à la production locale et de saison que leurs voisins français. Rares sont ceux qui seraient capables de citer les dates de la saison des courgettes ou des fraises dans le pays et il n’est d’ailleurs pas rare de voir des pommes de Nouvelle Zélande côtoyer leurs cousines du Kent sans que les acheteurs remarquent la différence ou privilégient les producteurs locaux.
C’est même souvent l’inverse qui se produit. Les produits importés ont parfois plus la côte et nombre de consommateurs britanniques préféreront mettre dans leurs paniers des pommes de terre rattes, du beurre, de la crème fraîche ou du jambon made in France plutôt que leurs équivalents anglais, qui pourtant peuvent faire valoir une qualité plus que respectable à un prix souvent plus avantageux.
Cependant, malgré sa réputation gastronomique mitigée, il ne faut pas oublier que le Royaume-Uni compte un réseau grandissant de producteurs qui cherchent à valoriser une production locale encore trop peu souvent mise en valeur. Si la réputation de produits comme l’agneau ou le saumon d’Écosse n’est plus à faire, les fruits de mer, crabe et langouste en tête, qui ont tant fait parler d’eux lors des négociations du Brexit, finissent très souvent exportés et ne suscitent que peu l’intérêt des consommateurs anglais. Néanmoins, les choses commencent à changer à Londres où les farmers’ markets et les services de livraison de paniers de fruits et légumes produits localement comme Riverford font de plus en plus d’adeptes. D’autres entreprises, comme le fromager Neal’s Yard Dairy, qui vient d’ouvrir un nouveau point de vente, surfent aussi sur cette vague en proposant des fromages de grande qualité, aidant ainsi à la relance de traditions fromagères régionales et proposant de vraies offres de qualité 100 % britanniques pour remplacer les populaires camembert et manchego.
Sélection de fromages anglais chez Neal’s Yard Dairy (Borough Market, Londres).
Si les pizzas ne sont pas près de disparaître des menus outre-Manche, le Brexit permettra peut-être une meilleure prise de conscience des initiatives lancées par des producteurs passionnés et désireux de développer une meilleure culture gastronomique au pays du fish and chips. Les Anglais en auront bien besoin pour éviter de futures déconvenues. Si un accord sur le Brexit sans droits de douane a finalement été conclu (un véritable soulagement pour les consommateurs outre-Manche), ce « miracle de Noël » ne doit pas faire oublier les nouvelles formalités administratives, des déclarations douanières et des règles d’origine en passant aux contrôles accrus des importations qui risquent de causer de sérieuses turbulences sur le plus long terme. Affaire à suivre.
ICI LONDRES
#1 – Les assiettes des Britanniques à l’heure du Brexit
#2 – À table avec les Londoniens
#3 – Voyage dans un supermarché anglais
#4 – Le Royaume-Uni, l’autre pays du fromage ?
#5 – Les Anglais : plus grands buveurs de thé au monde ?
#6 – Les secrets de la Worcestershire sauce
#7 – Pourquoi la cuisine anglaise a-t-elle si mauvaise réputation ?
#8 – Les deux frères français derrière l’essor de la cuisine étoilée
#10 – Pimm’s o’clock