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« Une culture fixée sur la minceur féminine n’est pas une obsession de la beauté féminine, mais une obsession de l’obéissance féminine. » Cette phrase de Naomi Wolf ouvre le livre Mangeuses de Lauren Malka et résume à elle seule l’ampleur du sujet : notre rapport à la nourriture est bien plus qu’une affaire de goût, il est politique, historique et gorgé d’injonctions. Autrice et journaliste, Lauren Malka explore dans Mangeuses la relation complexe et souvent conflictuelle des femmes avec l’alimentation. Pourquoi les femmes culpabilisent-elles autant lorsqu’elles mangent ? Comment l’histoire, la société et les traditions culturelles ont-elles façonné ce rapport ambigu ? C’est pour décrypter ces questions que j’ai rencontré Lauren.
Julie Bigot
Quand je porte ma casquette de naturopathe, son livre est un véritable compagnon de route. Il me permet d’aider les femmes (ce sont très majoritairement des femmes) à apaiser leur relation avec la nourriture, en comprenant l’enjeu culturel qui la sous-tend et ainsi à se libérer de la culpabilité.
Notre discussion a confirmé une chose : derrière chaque bouchée se cache une histoire bien plus grande qu’il n’y paraît.
Une enquête née d’un malaise personnel et collectif
Lauren ne s’est pas lancée dans cette enquête par hasard. Son intérêt pour la nourriture vient de son histoire personnelle : une famille juive marocaine où la cuisine est une affaire sérieuse, presque sacrée. Mais très vite, elle constate une répartition genrée des rôles : les femmes s’affairent en cuisine tandis que les hommes discutent politique, assis sur le canapé. Une scène familière pour beaucoup d’entre nous.
Sa prise de conscience se fait progressivement. Les discussions féminines tournent souvent autour de la nourriture, mais sous l’angle du « faire attention », du « contrôle », du « il ne faut pas grossir ». Cette culpabilisation permanente des femmes vis-à-vis de leur alimentation lui semble tellement omniprésente qu’elle lance un appel à témoignages.
Surprise : toutes les femmes interrogées finissent par avouer une relation compliquée avec la nourriture. Toutes.
Le tabou universel : toutes les femmes ont un rapport complexe à la nourriture
Au fil des témoignages et des recherches, Lauren découvre une constante : peu importe l’époque ou la culture, la nourriture est un sujet de tension pour les femmes.
L’hypothèse de Priscille Touraille, anthropologue, est particulièrement éclairante : depuis le paléolithique, les femmes auraient eu un accès restreint aux ressources protéiques par rapport aux hommes, ce qui expliquerait non seulement certaines différences biologiques (taille, stockage des graisses), mais aussi une transmission culturelle des privations alimentaires imposées aux femmes.
Les femmes sont majoritairement celles qui cuisinent pour les autres mais ne mangent pas. Ainsi Clémence DENAVIT, productrice du goût du monde sur RFI met en lumière les femmes de la cuisine du quotidien qu’on oublie, au point que son émission s’intitule « la disparition ».
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La minceur : une injonction plus vieille qu’on ne le croit
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’obsession pour la minceur ne date pas des années 1970 ou des magazines de mode. L’histoire montre que cette injonction remonte bien plus loin.
Dans l’Antiquité déjà, la minceur est associée à l’idée de maîtrise de soi et de respectabilité. Et si on parle souvent des « femmes rondes » dans les tableaux de Rubens, on oublie que chaque époque impose un idéal corporel contraignant, différent mais tout aussi restrictif. Il n’est pas plus aisé de rentrer dans la norme du corps voluptueux avec des rondeurs bien localisées (poitrine, hanches et fesses) que dans celui de la brindille.
Aujourd’hui, l’injonction à une norme corporelle prend une proportion inquiétante à cause des réseaux sociaux qui mettent en lumière des versions sublimées et souvent filtrées des corps « parfaits ». Un sujet préoccupant merveilleusement traité par Clémentine HUGOL GENTIAL dans son livre « corps, alimentation et réseaux sociaux »
Le plaisir de manger, un droit toujours contesté
Pourquoi un homme qui mange avec appétit est perçu comme épicurien alors qu’une femme gourmande est suspecte ? Lauren Malka décortique les représentations liées à la gourmandise féminine : de Pandore à Ève, en passant par la symbolique de la tentation et du péché, la femme qui dévore est systématiquement diabolisée et sexualisée.
Dans le monde de la gastronomie, l’exclusion des femmes est également flagrante : longtemps, elles étaient cantonnées à la cuisine domestique, pendant que les grands chefs et critiques culinaires étaient (et sont encore majoritairement) des hommes.
Elle recueille notamment le témoignage d’Esterelle PAYANY, autrice et journaliste du monde culinaire qui a réalisé sa thèse sur l’invisibilisation des femmes en cuisine et qui témoigne de la grande attention qu’elle porte à sa manière de manger et d’apporter son regard, son commentaire sur une préparation culinaire lors de ses chroniques, elle est très attentive éviter d’exprimer ou d’incarner trop de sensualité.
Vers une réconciliation avec la nourriture ?
Alors, y a-t-il de l’espoir ? Oui ! Des mouvements comme le body positive, bien qu’imparfaits, changent peu à peu les perceptions. Sur Instagram et TikTok, des influenceuses food revendiquent une approche plus intuitive et bienveillante de l’alimentation. La parole se libère aussi sur les troubles du comportement alimentaire, mettant fin à des années de tabous.
Dans la gastronomie, les femmes prennent enfin leur place : cheffes engagées, autrices culinaires, vigneronnes ou agricultrices réinventent notre rapport à l’alimentation, loin des normes imposées.
La cheffe Manon FLEURY, dont le restaurant Datil à Paris est récompensé d’une étoile au Michelin, est engagée dans cette vision féminine de la gastronomie: elle casse les hiérarchies et s’appuie sur une équipe quasi exclusivement féminine. Son retaurant a d’ailleurs accueillie en juin dernier avec le magazine causette : Juliette OURY autrice du roman « Dès que sa bouche fût pleine » et Lauren et ses mangeuses pour une soirée banquet.te faite de mets délicieux tant gustativement qu’intellectuellement.
Quand à Samin NOSRAT, cheffe irano-américaine elle nous emmène dans son livre : Salt, Fat, Acid, Heat et son adaptation en mini-série documentaire Netflix, dans un voyage gourmand libéré des injonctions et reconnectant au plaisir des bons ingrédients et de la cuisine.
Un livre essentiel pour repenser notre rapport à l’alimentation
Mangeuses n’est pas seulement un livre sur la nourriture. C’est une enquête qui révèle comment la société a façonné notre rapport à l’alimentation et, par extension, à nos corps. En comprenant ces mécanismes, nous pouvons, enfin, nous réapproprier notre assiette et retrouver un rapport apaisé à la nourriture.
Un livre à lire, relire et surtout à déguster, sans modération.
Je vous invite à aller voir le travail d’Anna Leonte Loron, cette photographe s’est emparée des mangeuses et a créer une exposition photo « Les femmes ont faim » pour que les femmes se libèrent enfin et « parviennent à manger leur pain en paix », à la galerie 78temple du 21 au 23 mars 2025. (si vous arrivez trop tard, son site : Annaleonteloron.com et son compte insta ;) : Elles ont faim- Anna Leonte Loron
annaleonteloron.com