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Dans cette nouvelle série « 5 questions pour nourrir l’avenir », je reçois des personnalités qui nous partagent leur vision dans des entretiens à la fois courts et éclairants.
Depuis plus de 20 ans, Philippe Cahen, prospectiviste, analyse les signaux faibles (qu’il définit comme des faits paradoxaux qui inspirent réflexion), pour aider les entreprises à anticiper les transformations du monde. Dans cet échange, il partage son regard sur l’évolution du monde, les défis du secteur agroalimentaire et l’importance de la frugalité face aux crises actuelles et à venir. Selon lui, il est urgent de sortir du culte du passé et d’adopter une vision proactive de l’avenir. Le plus grand risque, tarder à réagir pour nous réinventer en profondeur.
Quel regard portez-vous sur notre monde ?
J’aime dire que la période 1990-2020 a été celle des « 30 insouciantes ». C’était une phase d’exubérance totale, de croissance effrénée, où tout semblait possible : la mondialisation, Internet, la Chine dans l’OMC… Et puis, en 2020, tout bascule avec la crise du Covid. Depuis, nous vivons des ruptures chaque année : crise des semi-conducteurs en 2021, guerre en Ukraine et inflation en 2022, intelligence artificielle en 2023… Le temps s’est compressé. Aujourd’hui, les plans stratégiques d’entreprises se font sur quelques mois, alors qu’autrefois ils s’étalaient sur cinq à dix ans.
En matière d’agriculture et d’alimentation, quel est selon vous l’enjeu des enjeux ?
On assiste à un affrontement entre ceux qui veulent sauver la Terre de l’Homme et ceux qui veulent sauver l’Homme sur Terre. L’alimentation est façonnée par les consommateurs, tandis que l’agriculture est impactée par les marchés, les subventions et les mouvements écologistes. Or, trop souvent, les décisions sont prises sans intégrer la réalité des agriculteurs. On leur demande de se transformer du jour au lendemain, alors que les évolutions alimentaires prennent des décennies.
Avez-vous un exemple de signal faible marquant dans l’agriculture ou l’alimentation ?
Je dirai, la perte de souveraineté sur certains produits emblématiques, dont nous avons certainement pas conscience. Qui sait que la France est désormais le 7ᵉ producteur mondial de truffe, dépassée par l’Italie, l’Espagne ou encore Israël ? Que notre production de caviar est menacée par la Chine ? Ou encore que la noix française est concurrencée par celles du Chili ? Nous protégeons trop notre passé et ne nous projetons pas assez dans l’avenir.
Vous évoquez souvent la frugalité. Est-ce un impératif pour l’avenir ?
Il ne faut pas confondre sobriété et frugalité. La sobriété, c’est consommer moins avec une connotation punitive. La frugalité, c’est optimiser nos usages pour mieux vivre avec moins. On peut citer par exemple le cas de la marque Dacia. Prenons maintenant la mode : 30 à 40 % des vêtements achetés ne sont jamais portés. Nous sommes dans une logique d’accumulation qui ne nous rend pas plus heureux. Dans l’alimentation aussi, il faut repenser la consommation et éviter la surproduction de produits inutiles.
Comment voyez-vous la France dans les années à venir ?
Le pays entre dans une période de déclin démographique avec un solde naturel négatif. Moins de jeunes signifie moins d’innovation et un modèle social sous tension. En parallèle, nos entreprises doivent s’adapter à une mondialisation qui ne nous attend pas. Regardez le vin : alors que la consommation diminue, nous continuons à nous appuyer sur des modèles traditionnels, sans assez innover. Nous sommes trop lents et devons arrêter d’être tournés vers le passé. Conséquence, on protège trop notre passé, plutôt que s’investir dans le futur. Nous tardons à réagir pour nous réinventer.
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1 marque ou une entreprise inspirante ?
Dans l’alimentation, peu se renouvellent véritablement. Mais un modèle économique fascinant, c’est celui d’Action. Comme Picard ou L’Occitane, ils contrôlent un assortiment réduit et le renouvellent en permanence, attirant les consommateurs par la surprise et la nouveauté. C’est une approche qui fonctionne car c’est un capteur d’intérêt et de temps.
1 Innovation particulièrement remarquable ?
Les coupe-faim comme l’Ozempic et le Wegovy. Ils sont conçus pour les personnes en obésité sévère, mais leur effet pourrait aller bien au-delà. En réduisant l’appétit, ces médicaments posent une question clé : et si nous repensions la consommation dans son ensemble ? Pas seulement alimentaire, mais aussi vestimentaire ou matérielle. L’ère de la consommation sans limites touche à sa fin