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Dans un monde où les réseaux sociaux façonnent nos pratiques, influencent nos choix et redéfinissent nos normes, Clémentine Hugol-Gential, Professeure des Universités à l’Université de Bourgogne, explore avec finesse les liens entre corps, alimentation et numérique. Dans son ouvrage éponyme sorti aux Éditions Le Murmure fin octobre, elle décrypte comment les images filtrées, les hashtags populaires et les injonctions normatives transforment notre rapport à l’alimentation et au corps.
Nous lui avons posé 5 questions !
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre, votre premier essai ?
J’ai voulu écrire ce livre pour explorer les liens complexes et souvent ambivalents entre le numérique, les représentations du corps et les pratiques alimentaires. Mais cet ouvrage marque aussi une étape importante pour moi : c’est mon premier livre destiné au grand public.
Il s’inscrit dans une démarche de science ouverte, visant à rendre accessibles les travaux en cours au sein du laboratoire CIMEOS de l’Université de Bourgogne auquel je suis rattachée. Mon objectif est de décloisonner la recherche pour qu’elle puisse nourrir les réflexions du plus grand nombre, que ce soit les citoyens, les professionnels ou les décideurs. Ce livre est une invitation à questionner nos pratiques et à comprendre les influences qui façonnent nos choix, nos corps et nos assiettes dans un monde de plus en plus numérique.
Pourquoi avoir choisi de croiser les thématiques du corps, de l’alimentation et des réseaux sociaux ?
J’ai choisi de croiser ces thématiques car elles reflètent une continuité naturelle dans mon parcours de chercheuse. Cela fait maintenant 15 ans que je travaille sur la question de l’alimentation, qui constitue mon domaine de spécialisation. Ce sujet m’a progressivement conduite à explorer les traces corporelles laissées par nos pratiques alimentaires et donc à m’intéresser au corps en tant qu’objet social et médiatique.
Depuis 2020, je m’attache plus spécifiquement à ce qui se passe sur les réseaux socionumériques, car ils jouent un rôle central dans la publicisation des discours sur l’alimentation et le corps. Ces plateformes sont devenues des espaces où se cristallisent des tensions entre normes sociales, injonctions de santé, impératifs esthétiques et enjeux environnementaux. Les interrelations entre ces thématiques m’apparaissent comme essentielles pour comprendre comment nos pratiques et représentations évoluent dans un monde hyper-connecté.
Vous évoquez l’instrumentalisation de la science pour nourrir des discours nutritionnels. Quels dangers cela représente-t-il pour les consommateurs ?
L’instrumentalisation de la science dans les discours nutritionnels représente un véritable danger pour les consommateurs, car elle mélange souvent information scientifique et communication commerciale. Les données sont fréquemment simplifiées ou déformées pour servir des intérêts marchands, par exemple dans la promotion de compléments alimentaires ou de régimes « miracles ». Cela crée une confusion qui peut amener les individus à adopter des pratiques alimentaires inadaptées, voire nocives. Ensuite, cette instrumentalisation peut engendrer une désinformation, renforçant des croyances erronées. Par exemple, la valorisation excessive du contrôle glycémique via des dispositifs comme les glucomètres ou l’usage détourné de médicaments destinés à des fins médicales, illustre une tendance à médicaliser des pratiques alimentaires pour atteindre des idéaux esthétiques. Enfin, cette instrumentalisation alimente la culpabilisation individuelle, en promouvant l’idée que chaque personne est entièrement responsable de sa santé et de son corps, sans tenir compte des déterminants sociaux, économiques et culturels.
Vous insistez sur la dimension genrée des injonctions alimentaires et corporelles. Quels exemples illustrent cette asymétrie entre hommes et femmes ?
Les injonctions alimentaires et corporelles touchent principalement les femmes, qui subissent des normes esthétiques particulièrement rigides. Elles sont les premières cibles des discours diététiques, qu’il s’agisse de régimes restrictifs, de compléments alimentaires ou de programmes de perte de poids, largement diffusés sur les réseaux sociaux. En 2018, 80 % des chirurgies bariatriques réalisées en France concernaient des femmes, témoignant de l’ampleur de la pression exercée sur elles pour correspondre à des standards corporels. Le régime devient ainsi un impératif social genré, présenté comme un outil de maîtrise de soi et d’adhésion à une norme esthétique, renforçant l’idée que le corps féminin doit être constamment contrôlé et optimisé. Cependant, on observe aujourd’hui une évolution, notamment avec la mise en avant du corps qui se sculpte, qui touche de plus en plus les hommes, et particulièrement les jeunes hommes. Ces derniers sont soumis à de nouvelles normes esthétiques valorisant un corps musclé et performant, ce qui montre que les injonctions corporelles se diversifient et s’étendent.
Les réseaux sociaux peuvent-ils aussi être un outil pour déconstruire ces normes, ou leur rôle est-il majoritairement normatif ?
Les réseaux sociaux jouent un double rôle. D’un côté, ils renforcent les normes en promouvant des idéaux esthétiques et des pratiques alimentaires très codifiées, souvent sous l’influence d’algorithmes favorisant des contenus prescriptifs. Les hashtags comme #whatIeatinaday ou #thighgap participent à la normalisation de comportements alimentaires et sportifs parfois délétères.
D’un autre côté, ces plateformes offrent des espaces pour déconstruire ces normes. Des influenceurs ou collectifs engagés utilisent les réseaux pour promouvoir la diversité corporelle, dénoncer les injonctions genrées ou partager des pratiques alimentaires durables. Cependant, pour tirer parti de ce potentiel émancipateur, il est essentiel de développer une réelle éducation aux médias. Cette démarche permet de distinguer les discours normatifs ou marchands des approches critiques et inclusives, tout en sensibilisant les utilisateurs à l’impact des algorithmes et des mécanismes de visibilité sur leurs perceptions et choix. Les réseaux sociaux, en tant qu’outils puissants de diffusion et de transformation, reflètent les tensions de notre époque entre normes dominantes et mouvements d’émancipation. Ils offrent autant de risques que d’opportunités, mais leur impact dépend avant tout de l’usage que nous en faisons. En développant une éducation critique à ces outils, nous pouvons espérer réinvestir ces espaces numériques pour qu’ils deviennent des lieux de diversité, de réflexion, plutôt que de simples vitrines normatives.