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Nous sommes le 29 avril 2011. Souvenez-vous : ce jour-là le Prince William et Kate Middleton se disent « oui » devant les caméras du monde entier. Alors que le carrosse des jeunes mariés retourne à Buckingham Palace, juste avant le tant attendu baiser au balcon, on enregistre un pic soudain de la consommation d’électricité de 2400 mégawatts, soit l’équivalent de la production de deux centrales nucléaires. La raison ? Profitant d’un moment de répit dans la cérémonie, les Anglais se sont vite empressés de… préparer une cup of tea bien méritée. Le gestionnaire d’électricité National Grid estime ainsi que ce sont plus d’un million de bouilloires électriques qui ont été actionnées au même moment à travers tout le pays !
150 millions de tasses consommées chaque jour
Parler de famille royale et de thé, pourrait-on être plus cliché pour introduire un article sur nos voisins britanniques ? Mais si 62% des Anglais apportent toujours leur soutien à la monarchie, il s’avère que le thé est bien plus populaire. En effet, à en croire le site spécialisé The Grocer, trois Anglais sur quatre boivent une tasse de thé au moins une fois par jour. Plus impressionnant encore, 13% boivent au minimum… six tasses par jour. La très sérieuse National Tea Day Association estime ainsi que ce sont autour de 150 millions de tasses qui sont bues quotidiennement.
Mais d’où vient cet amour des Anglais du thé ? Le géohistorien Christian Grataloup revient sur les débuts de cette passion anglaise dans l’excellent Le monde dans nos tasses. Si ce sont les Hollandais qui, en 1606, rapportent en Europe les premiers ballots de thé depuis l’Insulinde, ce sont bien les Anglais qui diffusent la mode du thé à travers l’Europe au XVIIIe siècle, d’abord en début de journée, en accompagnement de l’english breakfast, puis avec le rituel du five o’clock tea, popularisé par la reine Victoria. Ainsi, alors qu’en 1800 la consommation de thé outre-Manche était d’un kilo par personne et par an, ce qui faisait déjà figure de record d’Europe, elle s’établit à plus de 4 kilos en 1900. Un tel engouement n’est pas étranger à la multiplication de plantations de théiers à travers l’empire colonial britannique, principalement dans le sous-continent indien, comme autour de Darjeeling ou sur l’île de Ceylan (actuel Sri Lanka), puis, plus tard, en Afrique de l’Est.
Et pour vous, ce sera juste un morceau de sucre ?
De l’afternoon tea traditionel au builder’s tea
Dans notre imaginaire collectif, domine toujours l’image d’Épinal du traditionnel afternoon tea anglais. On se rappellera ainsi de la tea party au plafond dans Mary Poppins, du tea time aristocrate dans le château de Downton Abbey ou encore d’une tasse de thé avec la reine et ses corgis à Buckingham Palace dans The Crown. De fait, loin d’être un cliché, les Anglais aiment se retrouver dans un salon de thé pour ce sacrosaint rituel en dégustant scones, sandwiches et petits fours. Pour les grandes occasions, certains s’offriront même un afternoon tea d’exception chez Fortnum & Mason ou à l’hôtel Ritz, qui requiert toujours que les gentlemen portent la veste et la cravate.
Néanmoins, une telle pratique quelque peu surannée tend à perdre du terrain auprès des jeunes générations et force est de constater que le thé est avant tout un petit rituel de la vie quotidienne. Bien loin des petits sandwiches au concombre ou même des théières, ce dont les Anglais raffolent c’est tout simplement du builder’s tea, comprenez « le thé des ouvriers du bâtiment ». Cette formule est utilisée pour désigner un thé infusé directement dans une tasse avec en général un sachet de thé noir bon marché, du lait et du sucre. Elle doit son nom à l’habitude des ouvriers de chantier de se préparer une tasse de thé rapidement lors de pauses plus informelles et sporadiques que celles des cols bleus des usines.
Aujourd’hui, plus que dans les préfabriqués des chantiers, c’est dans les open spaces que cette coutume perdure. Vrai pendant des discussions à la machine à café ou autour d’une cigarette en France, c’est ici le tea break partagé entre collègues qui rythme la vie au bureau. Dans son ouvrage Watching the English (inédit en français), l’anthropologue Kate Fox y voit même un véritable rituel social typiquement british. Elle va même plus loin en écrivant que « la préparation du thé est l’activité de substitution parfaite : chaque fois que les Anglais se sentent gênés ou mal à l’aise dans une situation sociale (c’est-à-dire presque tout le temps), ils préparent du thé ».
Les consommateurs ont l’embarras du choix en supermarché
Le sacro-saint rituel de la tasse de thé
Mais alors, comment préparer cette cuppa (raccourci de cup of tea) si typique ? Chaque Anglais sera fier de vous montrer sa méthode toute personnelle, perfectionnée au fil des années, mais quelques grands principes prévalent. D’abord, le choix du thé. Les Anglais privilégient le English Breakfast, un mélange de thés de l’Assam, de Ceylan et du Kenya au goût corsé et robuste, en optant principalement pour des thés en sachets de quelques marques de supermarché emblématiques comme Yorkshire Tea, PG Tips et Tetley.
Ensuite, vient la question du lait. Il faut savoir que 98% des Anglais boivent leur thé avec du lait… mais dans quel ordre ? Au même titre que la sempiternelle dispute entre chocolatine et pain au chocolat en France, le débat qui divise le pays, c’est de savoir si le lait se met en premier ou en dernier dans la tasse, l’option de la majorité face aux farouches partisans du « Milk First », en général plus âgés.
Reste ensuite à se mettre d’accord sur le temps d’infusion, en général l’affaire d’une trentaine de secondes. Signe que le sujet passionne les foules, l’institut YouGov est même allé jusqu’à réaliser une étude pour mesurer le niveau d’infusion de la tasse de thé parfaite, avec une échelle numérotée allant du marron foncé d’un côté à un beige très pâle de l’autre.
… et n’allez surtout pas proposer d’utiliser le micro-onde pour faire chauffer l’eau ! Lorsqu’une Américaine établie en Angleterre a proposé de faire ainsi dans sa recette du parfait British tea, elle a provoqué un véritable psychodrame national doublé d’une véritable dispute diplomatique, l’ambassadrice du Royaume-Uni aux États-Unis réagissant même avec une vidéo sonnant comme un rappel à l’ordre. On ne rigole pas avec les traditions !
Un nuage de lait avec votre thé ?
Une hégémonie désormais contestée
Cependant, la passion des Anglais pour le thé bu à longueur de journée tend à s’effriter. Les jeunes générations lui préfèrent en effet de plus en plus les infusions, thés fruités et parfumés ou encore les bubble teas venus de Taïwan, délaissant le thé de supermarché jugé old school pour celui de marques et de boutiques haut de gamme, dès lors consommé de manière plus occasionnelle.
Surtout, c’est la concurrence du café qui a porté un coup fatal à l’habitude du builder’s tea. La multiplication à travers tout le pays de succursales de grandes chaînes de cafés comme Caffè Nero, Costa Coffee et Starbucks mais aussi de petits cafés indépendants ont conduit à introduire de nouvelles habitudes auprès des consommateurs, désormais grands amateurs d’expressos, les cappuccinos et les lattes. Pire encore, machines Nespresso ou cafetières fétiches des coffee geeks s’affichent avec fierté dans les cuisines, relayant les bouilloires électriques au placard.
Ainsi, après avoir longtemps dominé le classement, le Royaume-Uni ne se classe désormais plus qu’en troisième place des plus gros consommateurs de thé, avec autour de 2 kilos de thé par personne et par an, derrière la Turquie et l’Irlande… shocking! Cela reste tout de même bien plus que la France qui se classe bien plus loin, avec une consommation annuelle moyenne de… 20 grammes, soit à peine plus d’une douzaine de tasses par an. Peut-être à peine ce qu’ont bu certains Anglais le jour du mariage de Kate et William ?
ICI LONDRES
#1 – Les assiettes des Britanniques à l’heure du Brexit
#2 – À table avec les Londoniens
#3 – Voyage dans un supermarché anglais
#4 – Le Royaume-Uni, l’autre pays du fromage ?
#5 – Les Anglais : plus grands buveurs de thé au monde ?
#6 – Les secrets de la Worcestershire sauce
#7 – Pourquoi la cuisine anglaise a-t-elle si mauvaise réputation ?
#8 – Les deux frères français derrière l’essor de la cuisine étoilée
#10 – Pimm’s o’clock