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Quand on observe le décalage entre les déclarations des citoyens et les comportements des consommateurs, il y a de quoi s’interroger. En tant que consommateurs (s’inclure dans la réflexion me semble important), nous serions de véritables menteurs. À travers cette série, j’ai croisé le regard de 14 experts à qui j’ai proposé de répondre à cette même question, en moins de 2 minutes : faut-il vraiment écouter les consommateurs ? Une question qui interroge aussi en miroir les citoyens que nous sommes. Synthèse de ces regards croisés et mise en perpective.
1. Comprendre le consommateur plutôt que le blâmer
Comme le rappelle Karin Perrot de chez Kantar : « si les consommateurs ne font pas ce qu’ils disent, ou ce qu’ils voudraient faire, c’est aussi parce qu’ils rencontrent des obstacles (…), mais plutôt que de s’en moquer (…) étudions ce décalage qui est riche d’enseignements ». À l’origine de ce que l’on appelle le « green-gap », il existe en effet de nombreux freins à décoder comme le pouvoir d’achat, mais aussi les connaissances, les savoir-faire ou encore le poids des normes et des représentations sociales.
En tant que consommateurs, nous somme devenus de plus en plus exigeants. Film Mammuth, 2010
Pour comprendre le consommateur, il est nécessaire aussi de prendre en considération l’impact de son environnement. Le consommateur doit ainsi faire face chaque jour à des injonctions paradoxales, comme le relève Remy Medina, Partenaire IPLC France (International Private Label Consult) : « On ne peut pas demander au consommateur de consommer mieux dans un contexte où tout le pousse à consommer toujours plus ». Constat également partagé par Anne Legentil de Familles Rurales qui rappelle qu’au fond : « le paradigme ne change pas : consommer toujours plus ! »
Pas si simple alors pour le consommateur de se positionner sur des sujets à la fois complexes et mouvants. À ce sujet, Marie-Sophie Bedikian, nutritionniste rappelle l’influence de certaines tendances en matière de nutrition. Prenant l’exemple de la tendance « sans gluten », elle rappelle que » répondre à certaines demandes consommateurs n’a pas toujours de sens » et que » faute de solides connaissances en nutrition, un régime alimentaire déséquilibré peut générer des risques de déficit nutritionnel non négligeable ».
L’engouement pour le « sans gluten » dissimule une méconnaissance profonde du sujet mais reste un levier que beaucoup de marques choisissent d’exploiter.
Pour Frédéric Faure, Vice-Président de Biocoop : « Répondre aux attentes du consommateur c’est aussi ignorer son innocence légitime : il n’a pas et ne peut pas connaître les enjeux de sa consommation : impacts environnementaux, sociaux, économiques ». En cela, dans cette série, on le comprend rapidement, la question posée peut-être comprise de façon différente selon si on considère le sujet de l’innovation produit (comme par exemple le choix d’une recette) ou celui de thèmes plus complexes (comme par exemple le sujet des emballages avec de nombreuses effets de croyances et perception) ou des sujets sociétaux. Bien évidemment, l’écoute des consommateurs n’aura pas vraiment les mêmes enjeux, ni les mêmes implications.
2. Utiliser et combiner les bonnes méthodes
De nombreux biais peuvent expliquer des études pas toujours en ligne avec la réalité des comportements comme la pression sociale (mieux manger comme nouvelle norme sociale), l’influence des consommateurs les plus bruyants ou encore celle des médias qui font le choix de les surexposer. Gare alors aux sondages commençant par « les Français pensent que… », car ils agglomèrent des réalités aujourd’hui trop différentes et n’ont à mon sens aucun sens.
L’écoute des réseaux sociaux entretient un prisme déformant qui sur-représente les minorités les plus bruyantes.
Pour autant, pour Maurice Benguigui, d’Opinion Way pas de doute, les études restent pertinentes et de son point de vue, les tests menés à postériori le prouvent.
Pour de nombreux contributeurs, il faut néanmoins faire la différence entre écouter ce que déclarent les consommateurs et l’observer dans ses attitudes et comportements. Le choix des mots devient alors important. C’est ce qui pousse Olivier Dauvers à déclarer avec un brin de provocation : « l’écoute des consommateurs est a minima dangereuse, au pire inutile (…) en revanche, l’observation du comportement est hautement indispensable ». Ce que confirme Bernard Boutboul, Président de GIRA Conseil « On y apprend beaucoup de choses en regardant ce qu’il fait, au-delà de ce qu’il dit ».
Il est par conséquent essentiel de se nourrir d’un maximum de faisceaux pour tenter de comprendre au mieux le consommateur. L’écoute peut se combiner alors à l’observation in-situ mais aussi à l’ethnographie, aux sciences humaines, à l’analyse des tendances, la prospective ou encore le design fiction. Comme le rappelle Emmanuel Ansoud, la prise en compte du Shopper, le consommateur en situation d’achat est également capitale. Pour le fondateur de Growing Ideas et expert en Shopper Marketing, « l’influence d’automatismes, d’une multitude de petites habitudes, mais aussi d’un nombre considérable de stimuli sur la décision au sein du parcours d’achat » doit être observée finement.
« Pour les équipes marketing, se mettre à la place des consommateurs et faire preuve d’empathie est essentiel » pour Philippe Briffault, consultant en stratégies de marque, marketing digital et innovation. Selon lui, la présence sur le terrain devrait être « une priorité pour les équipes marketing ». Christophe Cisowski, Responsable Insights Consommateurs Alimentaire chez Léa Nature, invite à « partager un maximum les enseignements en interne, en jouant le rôle de transmission entre les consommateurs et celles et ceux qui font les produits / services ». L’avantage ? « Aligner les équipes sur les axes d’innovation, d’amélioration, de communication pour que tous les efforts soient optimisés en développant une culture consommateur commune ».
Nicolas Chabanne va plus loin et questionne les méthodes utilisées : « le marketing doit devenir plus humble et plus moderne pour sortir de cette idée que les consommateurs seraient une espèce de peuple lointain, à regarder à la jumelle et à fantasmer à distance ». Selon le fondateur de C’est Qui le Patron ? « un expert ne saura jamais mieux qu’un consommateur ce qu’il veut vraiment ».
3. Arbitrer, faire des choix et proposer de nouvelles alternatives
Face à cette masse de connaissance, nous ne sommes pas obligés de suivre aveuglément les consommateurs. Il n’est pas interdit de lire entre les lignes et comme le rappelle Annie Llorca, experte études sur les familles et fondatrice de Layer Cake Family, au final, c’est à nous professionnels de décider.
Peut-on considérer que ces produits répondent vraiment à une attente consommateur ? Et si oui, faut-il encore oser y répondre et les distribuer !
On peut aussi décider de ne pas répondre à certaines demandes des consommateurs, car elles se trouvent en contraction avec d’autres intérêts. C’est le point de vue de Frédéric Faure, Vice-Président de Biocoop : « Le projet de Biocoop, c’est bien l’impossible mission d’écouter tous les acteurs. Producteurs, transformateurs, salariés, distributeurs et consommateurs. Tous ont des intérêts contradictoires. Notre projet, c’est de construire un commun qui respecte chacun d’entre eux ».
Écouter les consommateurs interroge sur ce qui prime entre l’offre et la demande. Doit-on toujours répondre à une demande où peut-on la devancer ?
Certains contributeurs suggèrent la nécessité de challenger les solutions que l’on propose au consommateur. Kelly Frank, la fondatrice de GOÛM et de La Bonne Distribution déclare : « Sur mon champ d’expertise que sont la naturalité et le vrai goût, il me paraît primordial qu’une marque devance le consommateur en lui “imposant” (même progressivement) cet engagement (…) Il ne faut ainsi pas avoir peur de dépasser les attentes du consommateur ».
Si le consommateur aspire à ne plus avoir de nitrites dans son jambon, a t-il vraiment conscience de ce que cela ‘implique sur le prix, la conservation (praticité) ou encore la teneur en sel des recettes ? Pas certain. En tout cas, certaines marques comme ici Fleury Michon osent adresser ces offres mais doivent faire de pédagogie.
Pour Nicolas Chabanne : « Il faut écouter les consommateurs à condition bien sûr de leur donner vraiment le choix dans ce qu’on leur propose ». Car sinon, poursuit-il « notre système à bout de souffle fait naître une quantité impressionnante de produits qui ne servent à rien et qui pire n’apportent rien ».
4. Piloter et décider via la boussole du temps long
« Être dans le vent, c’est avoir le destin des feuilles mortes », disait Jean Guitton. Si pour une marque l’écoute des tendances voire des phénomènes de mode permet de rester toujours aux goûts du jour, Christophe Cisowski, rappelle la nécessité de piloter via la boussole du temps long. Une façon de faire des choix et d’oser potentiellement se priver de suivre toutes toutes les opportunités.
La marque de cosmétique Lush quitte les réseaux sociaux pour préserver la santé mentale de sa communauté. Une décision audacieuse en ligne avec ses valeurs et sa mission.
Au nom de leurs valeurs et de leurs visions, certaines initiatives font preuve d’audace pour bousculer les habitudes des consommateurs.
5. La capacité à transformer dans l’exécution
Et gare à la tentation d’accuser encore une fois le consommateur sur des études qui ne seraient pas prédictives. Pour Philippe Briffault, certains lancements de produits ont été des échecs, car l’exécution n’était simplement pas au rendez-vous : positionnement, prix, design, distribution… Derrière les méthodes d’études, on peut aussi questionner les questions posées, mais aussi leurs interprétations que les professionnels sont amenés à en faire. Et puis, gare à la tentation des fausses bonnes idées ou effets rebonds générées par le marketing. « Gare aux innovations qui donnent juste bonne conscience sans répondre vraiment aux enjeux », alerte Anne Legentil de Familles Rurales.
« Le lancement raté en 2009 d’Essensis, le «Danone de la peau» ne remet pas en cause son double insight : vouloir améliorer la santé de sa peau et croire que cela peut passer par l’alimentation. De tels insights restent vrais, mais l’exécution produit n’était pas la réponse adéquate » Philippe Briffault.
En conclusion : du consommateur au citoyen, il n’y a qu’un pas…
Questionner l’écoute du consommateur c’est aussi questionner en miroir l’écoute du citoyen. À l’heure où la crise de la représentation démocratique n’a jamais autant posé question dans nos sociétés, comment mieux comprendre les aspirations des citoyens ?
Nos comportements sont la différence entre nos aspirations et nos contraintes. Observatoire des utopies de l’Obsoco, février 2022
Ce qui est certain c’est que le morcellement de la consommation comme de l’opinion publique ne peut être appréhendé que par des professionnels curieux et proches de la réalité des consommateurs et de leurs contraintes au-delà de celle pouvant être fantasmée par leur propre appartenance sociale, le prisme déformant des médias ou encore des protagonistes les plus bruyants. Pour commencer, arrêtons de nous mettre à distance et initions le dialogue, car comme le rappelle Frédéric Faure : « Il faut écouter le consommateur, mais surtout lui parler pour construire le dialogue dont notre société a besoin ».