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Dans cette nouvelle série « 5 questions pour nourrir l’avenir », je reçois des personnalités qui nous partagent leur vision dans des entretiens à la fois courts et éclairants.
Aujourd’hui, place à Jean Moreau, cofondateur de Phenix, un pionnier de la lutte contre le gaspillage alimentaire. Acteur clé de l’économie circulaire, il milite pour dépasser le modèle linéaire actuel. Dans cet entretien, il nous livre son regard sur les transformations en cours, les leviers pour faire évoluer nos comportements et les tendances porteuses d’avenir.
Quel regard portes-tu sur le monde aujourd’hui ?
Je constate une phase de transition qui va dans le sens de l’histoire, un mode de vie durable qui tend à s’imposer. Au moins dans les esprits. Il faudra certainement davantage de temps pour que les actes suivent, en témoignent la multiplication et le succès des marques de fast fashion. Toujours dans les actes, je suis assez inquiet de la dimension encore “Nice-to-Have” que revêtent les enjeux RSE dans certains grands groupes.
Pour contrebalancer, je perçois avec beaucoup d’optimisme l’élan inédit de l’écosystème entrepreneurial de la Tech for Good. C’est un moment décisif pour repenser nos modèles, notamment économiques, et les solutions se multiplient. Le marché est en train de faire son œuvre pour montrer que l’économie positive n’est pas une chimère.
Quel est, selon toi, l’enjeu des enjeux en matière d’agriculture et d’alimentation ?
Le principal enjeu est simple : nourrir l’ensemble de la population avec des aliments de qualité, et dans le respect des limites planétaires, donc de manière soutenable. Une fois qu’on a dit cela, la mise en œuvre est évidemment plus complexe. Une partie de la solution revient à quitter le modèle linéaire actuel (production → distribution → consommation → déchet) pour valoriser un modèle circulaire, où la place du gaspillage alimentaire est dans un musée, et où la poubelle devient l’exception. Je parle de “modèle” car la circularité ne se limite pas au tri et au recyclage : réduire les sur stocks, favoriser les dons aux associations, les achats dits « en date courte », les paniers antigaspi, baisser le niveau d’exigence sur le calibrage et la qualité esthétique des produits, notamment les fruits et légumes, diminuer les emballages et privilégier les formats réemployables (la consigne fait son retour)…
Les solutions existent, c’est maintenant aux parties prenantes de s’en emparer. Et, pour le coup je trouve que ça traîne. Après plus de dix ans dans le secteur, au confluent des industriels et des distributeurs, je ne comprends pas que ces sujets, qui relèvent pourtant du bon sens et de l’évidence environnementale, sociale et économique, soutenus qui plus est par des textes de loi contraignants et ambitieux, ne soient pas davantage priorisés dans les agendas stratégiques des enseignes et des grandes marques. Nous essayons de faire notre part, avec d’autres acteurs porteurs de messages similaires, comme « C’est Qui Le Patron », TooGoodToGo, ou encore nos cousins de chez NOUS Antigaspi, mais force est de constater que “l’évangélisation » et la montée en maturité du marché prennent du temps.
Peux-tu nous partager un signal faible (signe avant-coureur de changements majeurs potentiel) porteur d’avenir ?
Je voudrais mettre en lumière les étudiants des grandes écoles, telles que Polytechnique ou Centrale, qui ont détourné avec audace leurs cérémonies de remise de diplômes pour faire entendre leurs convictions écologiques et sociales. En lien direct avec mon point précédent sur la lenteur des changements de mentalité, ça m’apparaît comme un vrai défi, lancé par de jeunes diplômés destinés à occuper des postes-clés dans notre société, et une lame de fond propre à faire évoluer les modèles de leadership et à mettre au centre du jeu la responsabilité des grandes entreprises.
Autre signal faible : notre CV-thèque largement garnie en talents, ces mêmes jeunes diplômés qui postulent en masse chez Phenix et dans l’écosystème des entreprises dites « contributrices ».
Quel est le levier le plus efficace pour faire évoluer nos comportements de consommateur ?
C’est une question difficile.
Bien sûr, j’aimerais dire que l’information est une condition nécessaire et suffisante, et qu’un consommateur au courant des mauvaises pratiques d’une marque cessera d’y faire ses achats. Mais l’élan actuel pour la fast fashion ou des marketplaces type Temu ou AliExpress me donne tort.
À mon sens, le prix et l’incitation à l’achat constituent les deux véritables leviers permettant de faire évoluer les comportements des consommateurs.
Si on regarde le prix, il est possible aujourd’hui d’acheter durable pour un prix raisonnable : c’est la raison d’être des solutions anti-gaspi comme le destockage, la seconde main, les paniers d’invendus, etc.
Si on regarde l’incitation à l’achat, le levier principal pour faire bouger les choses concerne les “normes sociales” : faire en sorte qu’acheter local ou adopter un modèle circulaire devienne la règle, et non l’exception. Être un « consommateur durable » ne devrait même plus être perçu comme une alternative, mais comme une norme universellement partagée et valorisée dans la société.
Quelle tendance a le plus d’avenir, selon toi ?
Dans les thématiques qui touchent de près ou de loin à l’alimentation, je ressens un gros sentiment de « déjà vu » à propos des réflexions en cours au sujet de l’eau.
Il existe, selon moi un parallèle très clair avec les prémisses de la politique publique de réduction du gaspillage alimentaire, portée à l’époque par des personnalités politiques comme Guillaume Garot ou Arash Derambarsh, à laquelle nous avons été associés chez Phenix il y a une dizaine d’années :
- prise de conscience rampante du fait que certains gestes du quotidien entrés dans la norme constituent en réalité une aberration (arroser des jardins et nettoyer des trottoirs avec de l’eau potable …),
- retour du bon sens au quotidien dans la gestion de cette ressource rare (limiter les bains, éteindre son robinet pendant le brossage des dents, réutilisation des eaux de cuisson …),
- montée en puissance médiatique de ces enjeux, contribuant à « l’évangélisation » du grand public, au-delà du premier cercle de convaincus,
- intérêt grandissant de la classe politique pour le sujet, avec le « Plan Eau », et les premières mesures de régulation, sur les piscines individuelles, notamment, à terme peut-être les golfs …
- apparition de premières innovations pour en optimiser l’usage (récupération des eaux de pluie, des eaux grises pour les toilettes, sur le modèle japonais, techniques de désalinisation …).
Je pense que nous n’avons pas encore pris la pleine mesure du caractère précieux de cette ressource, et que tout ce qui pourra y contribuer et aider à la préserver représente une initiative bienvenue.
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1 Marque ou 1 entreprise qui change la donne ?
Dans l’alimentaire, j’aime bien ce que font Christian Jorge, Joséphine Bourneville et toute l’équipe OMIE, une marque d’alimentation régénérative, authentique et engagée en faveur de la transition environnementale et sociale.
1 Innovation particulièrement remarquable ?
Je suis de près l’aventure Billiv, la solution tech leader dans la dématérialisation des tickets de caisse, qui œuvre comme nous à réduire les déchets des commerçants.
1 Personnalité particulièrement inspirante ?
Un nom qui me vient tout de suite à l’esprit est celui de Jean-Paul Mochet, d’abord pour son parcours professionnel inspirant, qui l’a mené d’une pizzeria de Saint-Maur-des-Fossés à la Direction Générale de Franprix, Monoprix, et maintenant Grand Frais.
Ensuite parce qu’il a été le tout premier à nous faire confiance avec Phenix, dès 2015, en généralisant le dispositif antigaspi Phenix à tout le parc de magasins intégrés Franprix, fidèle à son fameux “quart d’heure d’avance” sur la concurrence, et à sa vision d’un retail réinventé et augmenté, où le point de vente est aussi et surtout un lieu de vie, un point de rencontre multi-services, et redevient en quelque sorte “la place du village”.