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« La lecture au pied de la lettre de notre alimentation a t-elle vraiment un sens ? »
C’était la question posée dans un précédent article datant de 2019 sur StripFood. Dans la veine de cette réflexion, j’ai décidé de publier cette tribune de Claude Boiocchi à la plume toujours aussi aiguisée. Il nous interroge sur le type de consommateur que nous souhaitons être à titre personnel, mais également sur celui que l’on souhaite mobiliser en tant que professionnel. Ignorant, averti ou éveillé ? En effet, selon lui « nous alternons les moments où nous mangeons sans savoir, les moments où nous pensons savoir ce que nous mangeons et les rares moments où nous savons quoi penser de ce que nous mangeons ». Interpellant.
Stéphane Brunerie.
Il faut bien se rendre à l’évidence, l’être humain se doit de manger régulièrement et pour des raisons qui dépassent la simple gourmandise. Pour assouvir ce besoin vital, il lui faut se procurer des aliments au sein d’une société le plus souvent hyper moderne et organisée autour de l’idée « rationalisante » de la consommation. Mais quelle espèce de consommateurs sommes-nous donc en train de devenir en ce début de 21ème siècle et de fin du monde annoncée par les collapsologues ?
Le spectateur consomme du théâtre, du cirque, de la danse, du cinéma, etc. Le lecteur consomme de la littérature, de la bande dessinée, des essais, des études, etc. De même, l’auditeur consomme des émissions de radio, de la musique, des audiolivres, etc. Mais qu’en est-il de l’être humain qui a faim et qui cherche de la nourriture ? Il lui faut avoir recours à différents moyens pour que les aliments qu’il reconnaît comme tels au quotidien viennent à lui. Il est évidemment tenu par les limites de son pouvoir d’achat, du temps qui lui est imparti pour acheter de l’alimentation plus ou moins transformée, mais aussi par son degré de présence au monde et son niveau de culture s’agissant des nourritures mises à sa disposition et de leurs qualités.
Certes, on nous bombarde régulièrement de nouvelles formules ou de recettes qui proposent des ersatz de ceci ou de cela, ou tout simplement de zapper la pause repas pour se contenter d’absorber une bonne dose de FEED (« Repas pratique et complet en poudre, en barre ou liquide ») ou de je ne sais quel cocktail « hyper intelligent », pour flatter en nous l’individu hyper-moderne et son penchant pour le paradoxe. Ces nouveaux produits étant censés nous simplifier la vie et nous permettre d’être plus performants, plus productifs à l’instar de quasi-robots toujours moins concernés par le fait d’être vivants et socialisés.
Pour autant, il me semble que l’avènement du 3ème millénaire via la passerelle du 21ème siècle a fait ressortir notre inquiétude à l’égard d’une planète devenue allergique aux humains et à leurs drôles de folklores dénaturants. Nous sommes même de plus en plus nombreux à subodorer un parfum de fin de civilisation pour cause de réchauffement climatique, de surpopulation et autres choses sympathiques de ce genre. Les plus sensibles et les plus responsables d’entre nous en viennent à reconsidérer la consommation sous toutes ses formes et particulièrement la consommation relative à l’alimentation. Cela s’exprime de façon plus ou moins marquée selon les individus mais il s’agit toujours de retrouver le sens véritable de la chose qui se mange plutôt que de se borner à acheter des « produits » plus ou moins identifiables. Ainsi j’ose croire qu’un nombre croissant d’humains accorde de l’importance à sa façon de respirer de l’air sain, de boire de l’eau potable et de manger des aliments dignes de ce nom.
En effet, différents indicateurs donnent à penser que nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir manger plus naturel en tenant compte de l’environnement, des saisons, de la proximité, des dépenses énergétiques, et de certaines notions élémentaires en matière de nutrition, entre autres. La malbouffe fait certes encore des ravages mais l’ignorance n’est plus aussi spectaculaire, d’autant que les nouveaux moyens de communication et d’information réduisent les boucles d’inertie. Je veux dire par là que les personnes changent plus souvent leurs habitudes alimentaires et sur des périodes souvent très courtes.
C’est pourquoi le fait de mettre en adéquation nos organismes, nos lieux de vie et notre alimentation dans le but de simplifier notre rapport au monde apparaît aujourd’hui pour beaucoup comme une technique de longue vie. L’idée étant de privilégier des notions comme la teneur, le goût, la provenance, au lieu de se focaliser sur le prix, la quantité ou l’apparence. Mais aussi de reconsidérer la commensalité ou le fait de prendre ses repas en se respectant davantage, en limitant les distractions, en prenant le temps d’apprécier les aliments, etc.
Pour faire simple, je distinguerais trois types de comportements relatifs à nos modes de consommation alimentaire :
– le « consommateur ignorant », sans nul doute le plus impressionnable, qui a fait et fait encore le bonheur de la malbouffe, de l’industrie agro-alimentaire dans ce qu’elle a de plus pernicieux, et qui se borne à profiter des promotions ou à satisfaire ses addictions aux sucres, au gras, au sel etc.
– le « consommateur averti », qui se voudrait avisé mais qui est le plus influençable puisqu’il est sensible aux argumentations et aux indications présentées par le marché comme utiles et informatives (via un équipement technologiques à base d’applications et de codes stricts).
– le « consommateur éveillé », que j’appelle aussi « agrimangeur », qui recherche à travers les différents moments consacrés à la prise de nourriture une forme d’exemplarité et de volupté. Sa démarche consistant essentiellement à ressentir les bienfaits des produits qu’il achète, qu’il peut cuisiner, déguster et métaboliser. Cette troisième attitude mettant en avant la conscientisation du repas par la personne et sa dimension existentielle.
Il va de soi que nous combinons tous ces trois comportements en fonction des moments, et que c’est l’arrangement de cette équation qui fait plus ou moins de nous un piètre consommateur, ou au contraire un consommateur en phase avec son alimentation. On peut imaginer par exemple qu’un consommateur plutôt ignorant mettra dans la boite à gouter de son enfant une compote individuelle premier prix, tandis le consommateur avisé optera pour une compote individuelle biologique de marque, championne au nutriscore et bien notée par Yuka, et que le consommateur résolument éveillé fera porter son choix sur une pomme supposément cueillie sur un arbre.
Or c’est de cette triple concertation que peut naître une nouvelle forme de consommation en phase avec notre époque et ses problématiques. Une manière nouvelle de se vivre au quotidien et de laisser s’exprimer l’agrimangeur qui est en nous. L’occasion pour des milliards d’humains de s’éveiller au bonheur d’être vivants et co-naturants en cherchant simplement à se représenter clairement l’agriculture, l’élevage et tout ce qui permet de se procurer de la nourriture saine et savoureuse.
Du même auteur sur StripFood :