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Parmi les éléments essentiels qui permettent à l’espèce humaine de prétendre évoluer au sein de ce que nous appelons « une civilisation » se trouvent différents comportements acceptables ou non, qu’il convient d’identifier clairement pour s’assurer à titre individuel et collectif de rester humain au sens le plus partagé du terme.
Régulièrement, nous reconsidérons certains de ces modes de vie et cela nécessite diverses concertations pour formuler le plus clairement possible des propositions susceptibles de contribuer à faire évoluer l’idée que nous nous faisons d’une société intelligente à tous égards. Présentées dans une perspective de « progrès », toutes ces remises en cause nous aident à changer bien souvent en mieux et notamment du point de vue éthique et moral.
Alors qu’en est-il de cette proposition d’alternative à la viande d’élevage, qui permettrait aux carnivores que nous sommes en majorité d’épargner les animaux d’élevage tout en continuant de consommer une substance comparable à de la viande ?
Il conviendrait d’abord de bien circonscrire le projet pour être en mesure d’en apprécier véritablement la portée. La viande in vitro, aussi appelée viande de laboratoire, viande cellulaire ou artificielle est à la viande que nous trouvons chez nos bouchers ce que le chocolat de synthèse est à l’artisanat chocolatier dans ce qu’il peut avoir de plus respectueux du cacao et de ses multiples provenances. J’ai bien conscience qu’il y a boucher et boucher et que la viande produite et commercialisée n’est pas toujours de la même qualité, ni que les pratiques et même les excès induits par le phénomène de consommation de masse peuvent nous inciter à questionner sérieusement cette filière. Mais qu’en est-il de cette solution miracle présentée comme « propre et éthique » ? Serait-il possible que nous puissions faire l’économie de ce que les opposants à la société carnivore qualifient d’assassinat organisé pour le plaisir coupable d’une certaine catégorie de citoyens traditionalistes et insensibles à la souffrance animale ?
Car c’est ainsi que le problème nous est présenté, d’une manière aussi caricaturale et pour tout dire révolutionnaire. Il ne serait plus raisonnable de manger de la viande puisque cela cause du tort aux animaux et à la planète et qu’il existe une solution ultra-clean et ultra scientifique pour s’en passer. Et notre « chance » c’est que nos amis les chercheurs, portés par le financement de geeks influents de ce monde, sont en mesure de dématérialiser l’élevage pour en produire une sorte d’imitation, une réplique dénaturée, considérablement appauvrie mais qui pourrait tromper nos sens et, en l’espace de quelques décennies, nous faire prendre des compressions industrielles issues de la culture cellulaire pour une viande (de poulet, de bœuf, de porc) à la mode d’autrefois.
En d’autres termes, nous ne mangerions plus d’espèces vivantes élevées dans ce but mais des reliquats cultivés en laboratoires et assemblés comme autant de morceaux de viande. L’avenir serait donc au contreplaqué d’origine animale, à l’aggloméré carné qui viendrait se substituer à nos pratiques coupables et inutiles puisque dorénavant substituables.
Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si nous n’étions pas nous-mêmes vivants et donc organiques. Or, si nous mangeons c’est non seulement pour absorber de l’énergie et des substances nutritives qui concourent à l’entretien de nos cellules, mais aussi parce que nous co-naturons le monde qui nous entoure, parce que nous respirons et métabolisons des micro-organismes à chaque instant.
Nous consommons de la nourriture parce que nous cherchons à nous rassurer périodiquement sur le fait que nous sommes en vie, que notre vitalité doit s’exprimer autant que possible et nous animaliser à chaque instant. Nous sommes des « agrimangeurs » et à ce titre nous éprouvons le besoin de coexister avec le monde du vivant, avec ce qui nous paraît comestible.
En prenant la décision de considérer comme mangeable des prélèvements de tissus animaux cultivés en laboratoires, nous sacrifierons une partie essentielle de notre manière de vivre et de ressentir la vibration de ces variétés alimentaires que jusqu’ici nous apprécions. Et même si nos pratiques alimentaires actuelles n’échappent pas à la critique et supposent pour certaines d’entre-elles un redéploiement et la mise en place de certaines limitations, il n’en reste pas moins que nous risquons de perdre quelque chose de notre identité à trop vouloir faire mieux que la Nature.