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En consultant Wikipédia, vous trouverez comme moi une définition simple de cette nouvelle exigence à la mode qui incite les entreprises à davantage de souci éthique, injonction à être à la hauteur de son époque et de ses enjeux contradictoires.
« La raison d’être d’une entreprise désigne la façon dont elle entend jouer un rôle dans la société au-delà de sa seule activité économique. »
Ce qu’il me semble intéressant d’observer concernant l’expression » raison d’être « , c’est que l’on peut y entendre la résonance d’une logique rationalisante ou bien y déceler une certaine exigence à repenser l’entreprise comme une identité raisonnable (et responsable) malgré ses motivations capitalistes et productivistes en lien avec les lois du marché.
Au sens philosophique du terme, la raison d’être fait référence à une pensée notamment aristotélicienne qui convoque l’idée de premier mobile, de cause initiale, ou de motivation primordiale. Il s’agirait donc d’être en accord avec l’idée première à l’origine de la démarche entrepreneuriale et de l’affirmer le plus clairement possible. Une exigence bien difficile à formuler et qui ne manque pas de faire ressortir les failles identitaires de nombreuses entreprises, ainsi que la faiblesse des experts pour présenter, commenter et initier cette redéfinition des coordonnées de l’entreprise.
Il est donc venu le temps des sociétés qui voient plus loin que le bout de leur compte d’exploitation. Dorénavant, des grandes marques comme Danone, Nestlé, Unilever et autres stars de nos constellations alimentaires habituelles veulent nous parler du bonheur souhaitable, de l’harmonie entre l’homme et la Nature, et peut-être même de notre qualité de vie. Or une entreprise qui cherche à définir sa raison d’être se trouve rapidement confrontée à ses paradoxes éthiques et doit immanquablement révolutionner l’ensemble de son dispositif pour se décrocher du modèle en vigueur axé sur le profit maximisé et la croissance génératrice de surconsommation désolante.
Quelle pourrait être, par exemple, la raison d’être de la chaîne de restauration rapide KFC ? La volonté de satisfaire au mieux les clients ignorants qui négligent leur alimentation ? En quoi le fait de proposer de manger avec les doigts pour 7 euros en moyenne des « trucs » généreusement salés et sucrés pourrait-il rendre service à la société ? L’argument du prix qui rendrait accessible la nourriture aux plus pauvres suffirait-il donc à éclipser l’escroquerie culturelle et les dégâts causés sur le plan de la santé publique ?
J’ai dans l’idée que non. Et j’ai même la faiblesse de croire que je ne suis pas seul à penser de la sorte. Pour autant je suis loin d’être optimiste lorsque je considère ne serait-ce que notre avenir alimentaire à partir de l’évolution supposée des entreprises qui sont sensées y pourvoir. Pour être clair, je pense que nous ne sommes pas en train de passer d’une société de l’avoir imbécile à celle de l’être bien intentionné, mais que nos chères amies les entreprises (aidées par des communicants souvent pleins de bonne volonté) vont tout simplement apprendre à mentir autrement, en employant les ressources du Développement Personnel et sa pratique du langage si enthousiasmante et efficace pour noyer le poisson et enfumer les consommateurs.
Nos raisons d’être des consommateurs ignorants
Que pourront ainsi nous dire dans leurs rapports d’activité et sur leur site web les sociétés qui commercialisent de la non-viande cellulaire, des repas de substitution en poudre, des machines à café aux capsules vertes, rouges, oranges ou bleues indigo, des sodas sans sucres, des chips aromatisées au poulet rôti ou au burger triple cheddar, des bouteilles d’eau minérales aromatisées et plastifiées, des biscuits « bobo-isés » par Michel & son copain de collège, et autres stupidités annonciatrices de l’imminence d’une sixième république idiocratique ?
Et bien elles ne pourront que fabriquer des professions de foi caricaturales digne d’un candidat aux élections et prendre des airs de bienfaitrices de l’humanité en formulant de la façon la plus tapageuse possible leur désir de contribuer à une société plus respectueuse de l’Homme, de l’environnement, des écosystèmes, des terroirs, des animaux, des agriculteurs, et même des consommateurs.
Bref, la grande majorité des entreprises va se mettre à communiquer comme un artiste des Enfoirés qui clame haut et fort combien sa cause est juste et combien il se sent investi d’une mission qui le transcende et fait de lui chaque jour qui passe une personne meilleure. Autant dire que nous allons prochainement crouler sous les bonnes raisons d’être un client fidèle et de le rester afin que tout reste comme avant, mais en plus acceptable grâce aux biais cognitifs et autres tours de passe-passe sensés favoriser l’accès à une pleine conscience consumériste.
Pour croiser les regards, je vous invite à écouter le point de vue de Philippe Goetzmann dans une vidéo de 18 min sur le site « les Clés de l’Agriculture ». S’il confirme, qu’à ses yeux, les 2/3 voire les 3/4 des intitulés de « raisons d’être » affichés sont totalement creux, cet expert avisé des mutations de la consommation nous invite à dépasser cette « raison d’être » par la « raison de faire ». Certainement la bonne posture pour éviter de tomber dans le piège du « purpose washing » dont parle si bien Claude Boiocchi dans cette tribune.
Toujours sur le même thème, je vous invite également à lire « De la raison d’être au « woke washing » : gare au retour de bâton réputationnel » de Hervé Monier sur « The Brand news blog ». En attendant que la performance des entreprises se mesure non seulement sur le profit mais aussi sur l’impact environnemental et sociétal, il y partage 12 conseils pour éviter de tomber dans le panneau de la « raison d’être » bidon.
Stéphane Brunerie