Temps de lecture : 4 min
Le 12 mars dernier, en pleine crise du Coronavirus, Emmanuel Macron déclarait lors de son allocution « déléguer à d’autres notre alimentation est une folie ». Ce qui semble aujourd’hui de plus en plus une évidence doit interpeller le citoyen mangeur que nous sommes.
Claude Boiocchi est journaliste, diplômé en communication, sciences du langage et philosophie. Mais il est aussi consultant en stratégie et coach psycho-corporel. Il est l’auteur d’une tribune sur la viande artificielle publiée en février dernier sur StripFood.
Selon vous, il faudrait substituer le terme d’ « agrimangeur » à celui de « consommateur », pour aborder enfin de manière responsable le fait de s’alimenter au 21ème siècle. Pourquoi cela ?
Nous mangeons parce que nous possédons un organisme, c’est-à-dire un corps organisé dont le souci premier est vital puisqu’il s’agit de nous maintenir en vie. Or, nous sommes encore une majorité à ignorer ce corps et ses besoins et à confondre le fait de manger tout et n’importe quoi avec le fait de procurer à notre organisme ce dont il a besoin pour que nous puissions jouir de notre pleine santé et nous sentir bien. Contrairement à un consommateur lambda, l’agrimangeur prend essentiellement en compte son oxygénation, son hydratation et son alimentation. C’est pourquoi il est prescripteur d’une certaine idée de l’agriculture et il tient compte de la source et de la qualité de ce qui compose son alimentation.
Vous pensez donc que nous mangeons mal parce que nous consommons aveuglément et ce au mépris de notre propre corps ?
Cela fait plusieurs décades que les consommateurs fonctionnent essentiellement sur le mode de la compulsion et du réflexe conditionné. Ils achètent ce qui est attirant, ce qui est connu, ce qui semble facile et pratique à préparer. Ils font leurs courses de manière expéditive sans se rendre compte qu’ils se procurent en majorité des produits souvent ultra-transformés susceptibles de nuire à leur santé et à celle de leur famille.
Comment donc se comporteraient les agrimangeurs dans le monde que vous espérez ?
On ne nait pas agrimangeur, on le devient. Ce qui n’est pas le cas pour le consommateur que nous sommes quasiment d’emblée, je veux dire dès lors que nous venons au monde. Les jeunes parents consomment et suivent majoritairement les recommandations de la grande distribution, des publicités, des magazines, etc. Pour devenir agrimangeur, il faut avoir à l’esprit que nous mangeons pour vivre, il faut comprendre que nos besoins essentiels sont assez simples et que la grande majorité des produits qui nous sont proposés dans le commerce ne sont que des aliments superflus, ludiques, voire infantilisants.
Les agrimangeurs seraient donc suffisamment éduqués ou instruits pour aborder l’alimentation à la manière d’un nutritionniste ou en tenant compte de leurs conseils ?
Si les nutritionnistes qui se limitent bien souvent à une approche technique de l’alimentation (compter les calories, les protéines, les glucides, etc.) étaient capables d’influer sur les comportements alimentaires de masse, les supermarchés et autres mini-markets ne seraient pas pourvoyeurs de malbouffe comme ils le sont devenus ! De même, les gens mangeraient autrement au moment de la pause déjeuner. En réalité, les agrimangeurs sont des personnes qui se sont rendues compte un jour que le fait de manger n’allait pas de soi et que cet acte ultra-fréquent contribuait à une forme de déséquilibre dès lors qu’il était inconscient ou trop automatique. L’agrimangeur est un être qui a de l’estime pour lui-même et qui éprouve le besoin de se respecter en commençant par le plus simple : l’alimentation.
Quelles sont donc les règles à respecter pour agrimanger au quotidien ?
Il ne s’agit pas de respecter des règles mais de s’en tenir le plus souvent possible à des principes élémentaires, comme par exemple le fait de respirer activement, de s’oxygéner à fond, de sortir, de marcher, de pratiquer une activité physique intelligente, pour lutter contre la sédentarité. Ou comme le fait de s’hydrater utilement en buvant de l’eau plutôt que des boissons sucrées, stimulantes ou alcoolisées, pour nettoyer son organisme et lui simplifier la tâche. Ou encore comme le fait de manger des produits naturels et non transformés quotidiennement (pomme, banane, carottes, miel, fruits secs, etc. ). Sans parler du fait de prendre plaisir à considérer ce qu’on s’apprête à manger et donc à métaboliser pour que notre organisme puisse l’accueillir sereinement et en bénéficier véritablement.
Tout cela semble si simple et pourtant nous sommes si peu à suivre cette voie. Pourquoi est-ce si difficile ?
Parce que tout l’ordre du monde médiatico-commercial s’y oppose ou presque. Et ceux qui s’y risquent sont le plus souvent montrés du doigt comme des importuns, comme des fâcheux, comme des tristes sires qui ne savent plus prendre plaisir à consommer des chips, des burgers, des pizzas, des trucs funs et hyper cools. De plus, il y a les végans, les intolérants alimentaires, les ceci et les cela qui communiquent plus ou moins habilement sur ces sujets, souvent à coup de propagande culpabilisante et qui bloquent une bonne partie de ceux qui pourraient accéder aux principes d’une alimentation saine et savoureuse. Et cette confusion des genres n’est pas pour déplaire aux industries alimentaires qui pendant ce temps continuent de vendre du Coca-Cola light et tout ce qui va avec (et même « sans ») pour donner l’impression aux consommateurs qu’ils sont de plus en plus malins.
Alors comment s’adresser aux citoyens pour les aider à emprunter cette voie salutaire ?
Nous devons nous exprimer différemment et expliquer aux enfants, aux adolescents et aux adultes que le fait de s’alimenter constitue une activité physique intelligente. Agrimanger est un art, c’est une pratique de soi, une manière de se penser au quotidien et de se respecter. C’est une démarche minimaliste qui nous réconcilie avec une forme de frugalité heureuse, de jouissance de la simplicité, d’expérience concrète de notre sensorialité pure. Etancher sa soif avec de l’eau fraîche, croquer dans un fruit ou se régaler d’un légume de saison, déguster un morceau de chocolat digne de ce nom, identifier clairement la sensation de faim et de satiété, se connaître et faire la différence entre la gourmandise et l’imbécilité, c’est cela être un agrimangeur ou une agrimangeuse.
Pensez-vous pour conclure que le fait d’agrimanger pourrait modifier l’organisation de nos sociétés ?
Assurément ! Nous sommes ce que nous mangeons et par conséquent nous pensons en fonction de ce que nous mangeons et buvons. La malbouffe et tout ce qui incite les personnes à ingurgiter des choses peu conformes à ce que nous sommes capables de métaboliser sans nous épuiser ou nous causer du tort, favorise des comportement idiots, l’extrême sédentarité, l’agitation chez les enfants, le défaut d’attention, l’obésité, le stress, la dépression, l’agressivité, etc. Alors qu’une population majoritairement composée d’agrimangeurs serait plus en phase avec son époque et ses cas de conscience ou autres dilemmes avec lesquels il va nous falloir composer pour surmonter les problèmes qui s’annoncent. Etre agrimangeur au 21ème siècle est une nécessité qui pourrait bien nous réaccorder avec la planète au lieu de vivre à ses dépens.