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« Seuls les poissons morts suivent le courant » dit le proverbe chinois. Pourtant, nous aurions tous un léger penchant pour investir un même langage, un peu trop conventionnel. Après avoir précédemment harponné sur StripFood l’utilisation un peu trop abusive de la raison d’être, Claude Boiocchi s’attaque aujourd’hui, dans cette tribune au vitriol, à une autre notion très à la mode, la résilience. »
Stéphane Brunerie
L’humanité n’a jamais été aussi bavarde, et ce notamment par le truchement des réseaux sociaux. Nous parlons, nous communiquons, nous nous exprimons de toutes les manières possibles à travers des constellations grandissantes souvent composées d’inconnus plus ou moins dissimulés derrières des pseudos ou autres subterfuges anonymisants.
Cette croissance exponentielle des occurrences communicationnelles (notamment virtuelles) est rendue possible par différents procédés, et particulièrement par l’usage de notions provenant du registre philosophique ou psychologique au sens large, mais dans une acception très appauvrie afin d’en maximiser la circulation.
Des mots comme « burn-out », « stress », « pervers-narcissique », « souveraineté », « éthique », « bien-être », « cynisme » pour ne citer que ceux-là s’échangent volontiers un peu partout et bien souvent avec un souci de pertinence ou d’à-propos très relatif.
Attardons-nous ainsi » sur la fameuse « résilience », désignée « mot de l’année 2020 » pour cause d’effet Covid 19- Il semble bien que tout soit potentiellement résilient aujourd’hui tant cette notion rendue populaire par Boris Cyrulnik est quasiment devenue en quelques années la voie communicante sacrée à emprunter pour qui voudrait mettre en lumière sa démarche, qu’elle soit personnelle ou collective. Une personne de qualité se caractérise désormais par son aptitude à la résilience, mais aussi un groupe associatif, une entreprise, une organisation, un mouvement politique, un bien de consommation, un secteur, une marque, etc.
Or si la résilience consiste à trouver la force de ne pas se laisser anéantir par les traumas et à chercher malgré tout le moyen de se réaliser par-delà le ressentiment ou l’esprit de vengeance, cette multiplication de résilients signifie donc que nous sommes de plus en plus nombreux à nous exprimer en tant que post-traumatisés pour être en phase avec ce concept. Le psychiatre à l’origine de cette vulgarisation qui au départ illustrait ses propos en convoquant des événements liés à la déportation dans des camps d’extermination, se trouve dorénavant quasi quotidiennement placé dans la situation du penseur invité dans les medias qui constate combien ce terme est utilisé au millième de son sens véritable et dans des contextes qui n’ont plus rien à voir avec la valeur mise en évidence dans un ouvrage comme « Un merveilleux malheur », qui met en tension malheur et merveille pour faire ressortir notre capacité à vouloir vivre en dépit de l’horreur et de l’adversité.
Le fantasme de la résilience
Dorénavant, la résilience est devenue une quasi tautologie, une expression diluée, un qualificatif sympathique, une étiquette qui fait vendre en déclenchant un effet d’adhésion aussi immédiat qu’irréfléchi. On ne compte plus les écrivains, les comédiens, les chanteurs, les personnalités publiques en tous genres venus nous gratifier de leur coming-out traumato-résilient.
Partout autour de nous il est question d’un monde d’après qui se voudrait résilient, d’initiatives résilientes, de redéploiement des organisations inspiré par cette mode psychologisante. Un peu comme si nous étions tous capables de surmonter les épreuves et de transformer ce qui ne nous tue pas en une valeur susceptible de nous renforcer, comme nous l’indiqua Nietzsche en son temps.
Pourtant, ce mot « résilience » qui nous fascine tant et remporte un tel succès ne nous met-il pas plutôt face à nos propres défaillances ? Son omniprésence ne cacherait-elle pas notre propension à nous payer de mots pour mieux esquiver le réel et ses rudesses et nous réfugier dans le divertissement total, le virtuel, l’anhistorique, le ludique, le vertige consommatoire au risque de suicider la planète et ses millions d’espèces résilientes ?