Temps de lecture : 3 min
On dit souvent que l’appétit vient en mangeant, mais on oublie toujours de dire pourquoi.
Nous sommes, nous les humains, des êtres complexes et souvent compliqués ou confus mais nos agissements répondent à certaines lois, à certains principes. Il en va de même lorsqu’il s’agit de nous nourrir.
Car manger est d’abord et avant tout une manière de s’entretenir et donc de faire retour à soi. Si nous mangeons fréquemment c’est notamment pour activer cet organisme qui doit se réactualiser en permanence et se régénérer. Pourtant l’hypermodernité qui caractérise notre époque favorise plus que jamais une forme de passivité chronique et un assistanat presque toujours injustifié qui ne manque pas de nuire à notre santé en débilitant nos habitudes alimentaires.
En quelques décennies, l’épidémie d’obésité s’est imposée à travers le monde avec un cortège de problèmes tous plus sérieux et sévères. Songez qu’en France près d’un enfant sur cinq est en surpoids selon une étude nationale de 2015 concernant les 6-17 ans, parmi lesquels une proportion grandissante se trouve déjà en situation d’obésité. Il faut dire qu’en l’espace de quelques générations nous avons fait en sorte de vivre en limitant nos efforts, au point de nous dévitaliser et de ne plus souffrir aucune contrainte pour nous procurer l’essentiel.
Les aliments voyagent et sont nomades, mais pas nous !
Aujourd’hui la mobilité réduite ou passive s’est imposée partout et dans tous les milieux. Nous mangeons sans couverts dans les fast-food, nous nous faisons livrer nos courses, nous circulons en voitures, en scooters, en vélos et en trottinettes électriques et autres gadgets roulants du même acabit. Les salariés sortent de moins en moins pour se restaurer et s’en remettent désormais volontiers aux services de livraison (voire aux substituts de repas solubles vendus en supermarchés) pour gagner en efficacité ou se soustraire à la vie sociale et à la compagnie de ceux qui trouvent encore un sens au fait de prendre un repas dans un endroit approprié.
Bon nombre de nos concitoyens se plaisent à simplifier leur équation existentielle pour se limiter à faire ce qui doit être fait tandis qu’une multitude d’applis, de services et de dispositifs ingénieux facilitent et exaucent leurs volontés au quotidien. On interroge son téléphone, son ordinateur, ses gadgets connectés pour s’informer, voir, écouter, s’orienter, commander un repas, etc. A l’heure où j’écris ces lignes, l’intelligence ambiante n’est plus qu’une externalisation de la pensée, du raisonnement et de l’effort consenti. J’en veux pour preuve que nous adulons les performeurs, ceux qui donnent l’impression d’agir par eux-mêmes, de penser par eux-mêmes et qui n’ont pas encore renoncé à leur autonomie.
Car c’est bien de cela dont il s’agit après tout, de notre libido existentielle, de notre appétit de vivre. Il y a déjà une éternité me semble-t-il le sociologue Alain Erhenberg parlait de « la fatigue d’être soi » et rejoignait en cela tout un groupe de penseurs contemporains préoccupés par notre soumission au progrès souvent infantilisant et abêtissant.
De nombreuses études font état d’une baisse de la libido, on parle même d’une récession du sexe chez les millenials, de la mode des compagnes virtuelles vous attendant sagement au retour du bureau, et cela des Etats-Unis au Japon.
Autant dire que nous sommes fâchés avec l’idée même d’activité physique que l’OMS définit comme tout mouvement corporel qui requiert une énergie supérieure au repos. Dans son passionnant ouvrage fort justement intitulé « L’animal exubérant » Franck Forencich se présente comme un chercheur pédagogue concerné par le malaise humain qui tend à se développer dans nos sociétés abstraites et qui se traduit notamment par une perte d’appétit ou par sa disqualification. Afin de restaurer cette notion il distingue cinq formes de nourritures complémentaires et dynamisantes qui circonscrivent nos besoins fondamentaux. Il y a ce qui se mange et qui profite à notre organisme, il y a l’activité physique qui entretient et fortifie notre corps et sa vitalité, il y a l’activité sociale qui s’apparente au fait de se nourrir de la présence des autres et vice versa, il y a l’activité mentale qui consiste à faire l’expérience enthousiasmante de la compréhension de choses nouvelles et enfin il y a la relation que nous entretenons avec la nature et ses innombrables phénomènes environnants qui contribuent à notre équilibre. Soit une équation circulaire, complexe et riche dont il est crucial de se soucier pour éviter d’être absorbé par ce phénomène de deshumanisation qui progresse et nous précipite vers une virtualisation existentielle généralisée.
Pour nombre d’entre nous il est encore temps de s’inspirer de ces puissantes incitations nietzchéennes trouvées dans les Fragments posthumes (1881) : « Elargir le concept de nourriture ; ne pas disposer faussement sa vie comme le font ceux qui n’ont en vue que leur conservation. Il ne faut pas que la vie nous coule entre les doigts, par le biais d’un « but » – mais nous devons engranger les fruits de toutes nos saisons. Nous aspirerons à autrui, à tout ce qui est en dehors de nous comme à notre propre nourriture. Parfois aussi ce sont les fruits qui ont mûri justement pour notre année. Faut-il donc que l’on n’ait jamais que l’égoïsme du brigand ou du voleur ? Pourquoi pas celui du jardinier ? Joie à cultiver les autres comme on cultive un jardin. »