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En grande difficulté, les Restos du cœur sont actuellement contraints de restreindre le nombre de bénéficiaires alors que ce nombre a augmenté de 30% en 1 an. Dans un contexte d’inflation inédit, le nombre de Français en situation d »insécurité alimentaire (1 personne sur 10) risque donc de s’aggraver. Pourtant, malgré l’urgence légitime à agir sur la fin du mois, se concentrer uniquement sur le sujet de l’aide alimentaire ne revient-il pas prendre le sujet par le petit bout de la lorgnette masquant à la fois les enjeux de santé, de souveraineté ou encore de climat ? C’est un des thèmes que j’ai explorés lors d’une conversation avec Nicole Darmon.
Stéphane Brunerie
Qui êtes-vous ?
Je mène des recherches sur les inégalités sociales en matière d’alimentation depuis 25 ans, et plus particulièrement sur l’accès à une alimentation durable en tant que directrice de recherche à l’INRAE depuis 2011.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de notre rapport à l’alimentation ?
À vrai dire, je suis plutôt inquiète. Nous sommes en train de perdre progressivement la relation simple, spontanée et intuitive que nous avons culturellement en France avec notre alimentation et qui nous distingue notamment des anglo-saxons.
Une de « Sud Ouest » le 3 septembre 2023
Nous sommes de plus en plus terrorisés et pris au piège de de nombreuses injonctions qui entraînent chez nous un maximum de culpabilité. Par exemple, c’est très violent socialement d’être montré du doigt quand on ne mange pas bio et local.
Prenons l’exemple du Nutriscore. Avec cet indicateur, nous perdons cette spontanéité en passant par beaucoup de trop de rationnel. Il y a beaucoup d’aliments pour lesquels la note est totalement contre-intuitive. Mais parfois, elle est contre-intuitive, car le Nutriscore se trompe et c’est franchement dramatique.
Quel est selon vous l’enjeu des enjeux de la transition alimentaire ?
Clairement ne laisser personne sur le carreau ! Autrement dit, nous devons traiter simultanément l’urgence environnementale et l’urgence sociale. Mais les actions politiques sont beaucoup trop cloisonnées et ne prennent pas en compte la nécessaire cohésion des politiques entre elles.
En France, plus d’1 personne sur 10 est en insécurité alimentaire*. Pour adresser cette question de la précarité alimentaire, on peut déjà compter sur une aide alimentaire massive ?
L’aide alimentaire est la réponse de la France (et de l’Europe) à l’insécurité alimentaire, mais cela ne fonctionne pas, et ce pour de très nombreuses raisons. Tout d’abord, on ne touche qu’une partie des personnes en insécurité alimentaire (autour de 25%), de plus, la couverture pour ceux qui y vont est partielle (en moyenne 40% de leurs besoins caloriques). C’est sans compter sur les disparités d’accès à un système qui repose entièrement sur une multitude de structures associatives aux modes de fonctionnement les plus divers. Sans oublier l’impact environnemental qu’il conviendrait de questionner. Enfin, n’oublions pas le sentiment de honte pour les bénéficiaires, un frein puissant. Alors, au lieu de traiter l’urgence, ce que l’on fait avec beaucoup de difficultés, nous devrions être davantage dans la prévention.
« Aujourd’hui, ceux qui avancent seuls sur le chemin de la transition alimentaire doivent déplacer des montagnes » Nicole Darmon
Quel serait alors selon vous le levier prioritaire pour lutter contre ce fléau ?
Parmi toutes les solutions étudiées pour défendre un système alimentaire durable, une solution de détache : c’est la sécurité sociale de l’alimentation.
Quel en est le principe ?
Il s’agit d’une allocation universelle dédiée à l’alimentation durable. À l’image des allocations familiales, tout le monde y aurait droit. Cela pourrait se faire selon le principe d’universalisme proportionné, c’est-à-dire que chacun reçoit selon ses ressources et besoins. En contrepartie, ces allocations doivent être utilisées dans des lieux et circuits alimentaires et/ou pour des produits conventionnés, car considérés comme allant dans le sens de la transition alimentaire.
Le syndrome du « petit bout de la lorgnette » illustré pour la Covid19 pourrait totalement être adapté au sujet de l’alimentation et ses nombreux enjeux stratégiques (santé, climat, souveraineté, économie, territoires,…).
Quels seraient ces réseaux conventionnés ?
C’est peut-être le point le plus utopique de la démarche, mais je pense sincèrement qu’on a franchement besoin d’utopie dans cette période. En fait, le conventionnement est décidé démocratiquement au cœur des territoires via un principe de démocratie alimentaire. C’est en train d’être expérimenté actuellement dans plusieurs régions de France.
La sécurité sociale de l’alimentation est assimilée à une monétisation de l’aide alimentaire pour les pauvres. Ça simplifie l’idée, mais ce n’est pas du tout ça ! Nicole Darmon
En quoi ce système est vraiment révolutionnaire ?
Le système alimentaire actuel fonctionne, car tout a été fait pour qu’il fonctionne comme il fonctionne aujourd’hui. Comme c’est un énorme paquebot, il ne peut être dévié qu’avec des moyens massifs et pas par des initiatives isolées ! Aujourd’hui, ceux qui avancent sur le chemin de la transition alimentaire, c’est comme s’ils devaient déplacer une montagne tout seul. Avec la sécurité sociale de l’alimentation, il s’agit avant tout d’une forte volonté politique de l’état qui permettrait de faire bouger tout le monde en même temps : les producteurs et l l’ensemble des acteurs des systèmes alimentaires, y compris chacun de nous, en tant que mangeur.
Quel écho du côté de nos politiques ?
C’est encore franchement mou, en dehors d’une mention dans un rapport du CNA (Conseil National de l’Alimentation). Souvent, cette idée de sécurité sociale de l’alimentation tend à être dévoyée, car elle est assimilée à une monétisation de l’aide alimentaire pour les pauvres. Ça simplifie l’idée, mais ce n’est pas du tout ça !
Comment arriver à concilier au quotidien fin du mois et fin du monde ?
C’est tout le sens du programme de prévention Opticourses que nous avons développé à l’INRAE. Il s’agit de suivre les principes de frugalité, de diversité et de bonne végétalisation de notre alimentation (légumes secs, céréales complètes, fruits et légumes sous toutes leurs formes). Aujourd’hui encore, la viande représente plus de 20% du budget alimentaire des foyers… rediriger tout ou partie de ces dépenses vers des végétaux de bonne qualité constitue un formidable levier pour améliorer à la fois la santé et l’environnement. Pour ce faire, l’urgence est avant tout de faire bouger les représentations (oui, on peut faire un repas sans chair animale !), et ce avant les connaissances et les arguments trop rationnels.
* 12% des enfants et 11% des adultes, selon l’enquête INCA3 de l’Anses.
Pour aller plus loin :
- Retrouvez également Nicole Darmon dans ce précédent article publié sur StripFood : « Le fait maison est-il vraiment une tendance lourde ? »
- Sur le thème de la précarité alimentaire : « La France peut réduire son empreinte carbone, tout en mettant fin à la faim » par Jean Moreau, cofondateur de Phenix
- Sur le thème de l’éveil des consommateurs : « Un consommateur averti en vaut-il vraiment deux ? » par Claude Boiocchi
- Sur le thème du Nutriscore : « Nutriscore : alimentation sous influences » par Stéphane Brunerie