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En cette période de lutte contre le coronavirus, plusieurs générations doivent vivre un temps de confinement inédit pour elles.
Clémentine Hugol-Gential est Maîtresse de Conférences à l’Université de Bourgogne. Son sujet de prédilection : alimentation et gastronomie ! Ses travaux portent plus précisément sur les enjeux de médiatisation de l’alimentation sur les représentations et les pratiques des citoyens. Clémentine me propose régulièrement des thèmes à explorer pour StripFood rencontrant chaque fois un grand succès. Ce mois-ci, en plein confinement, elle m’a proposé d’écrire un article de circonstance à quatre mains avec David Michon, Ingénieur de Recherche au sein de la même Université de Bourgogne. Stéphane de StripFood.
Cette contrainte nouvelle renvoie à un contexte bien plus dramatique : en effet de nombreuses familles partagent des histoires autour de la dernière guerre et des efforts autrement plus soutenus (alimentation limitée et non choisie, puis tickets de rationnement). Une histoire commune enseignée par les programmes scolaires a définitivement ancré cela en nous et le président de la République, en annonçant dès sa première allocution le 16 mars 2020 concernant le confinement, que nous étions « en guerre » a accentué cet imaginaire. Toutefois, si les réseaux sociaux regorgent d’échanges minimisant ce confinement en comparaison des années 1940 et 1950, la période actuelle rend plus visible, dans plusieurs pays touchés, le fait que nous vivons un « effacement des nécessités » et un « enracinement de l’idéologie individualiste » (Mendras, 1988). En limitant leurs désirs (sortir, aller au restaurant), des populations se rendent comptent qu’il existe des besoins. Cette réduction de liberté contraint notre alimentation et engendre tout un ensemble de questionnements qui doit nous obliger à repenser notre système alimentaire.
L’accès à l’alimentation et ses inégalités
Ils ont été nombreux les posts sur les réseaux sociaux à dénoncer et à se moquer des stocks qui ont été faits et c’est un fait : les ventes des produits d’hygiène et d’épicerie sèche ont explosé ces dernières semaines. Si faire trop de stock est bien-sûr complexe à gérer dans le système alimentaire et pour nos industries, il faut tenter de comprendre pourquoi cela s’est passé ainsi plutôt que de condamner a priori.
Les lectures sont multiples : il y a la peur du manque et de la pénurie, bien-sûr, mais aussi il y a les inégalités en matière d’accessibilité à l’alimentation. Tout d’abord une accessibilité géographique des lieux d’approvisionnement, notamment pour les citoyens qui ne sont pas citadins ou bien encore pas véhiculés, mais également une accessibilité financière. Prévoir à plusieurs jours sans avoir une visibilité de l’avenir, faire du stock, cela a un coût, ici non prévu, générant un achat massif de produits de première nécessité qui sont moins chers et qui permettent néanmoins un apport nutritif suffisant. Ces dernières années, les aliments catégorisés comme « essentiels » ont évolué puisqu’aujourd’hui les Français promeuvent en premier les fruits et les légumes. Comme l’indique le sociologue Jean-Pierre Poulain : « la transformation de la hiérarchie des aliments essentiels peut être lue comme le résultat des transformations de la structure sociale, notamment la diminution de la proportion des travailleurs manuels. Il traduit un changement du rapport au corps et montre que le rapport de type réflexif a pris dans la société française contemporaine une position dominante » (Poulain, 2002 : 117). Pour autant, on voit qu’en situation de crise les perspectives se modifient et si le corps mince est toujours une injonction (lien avec article StripFood sur l’injonction du corps mince), les enjeux d’accessibilité aussi bien géographique qu’économique prennent également une ascendance sur les choix qui vont pouvoir être faits.
L’importance du système alimentaire et de sa souveraineté
Cette crise sanitaire profonde que nous traversons souligne également l’importance de notre système alimentaire qui va de la fourche (les agriculteurs) à la fourchette (les consommateurs) en passant par les industries agroalimentaires, les transporteurs, les distributeurs mais aussi les caissiers dont on perçoit le rôle essentiel. Elles sont aujourd’hui nombreuses les personnes de l’ombre à assurer que nous ne soyons pas confrontés à une pénurie et à continuer de faire fonctionner toute une chaîne alimentaire. Le modèle qui tend à se déployer ces dernières décennies est celui d’un modèle « agroindustriel », « tertiarisé » ou « agrotertiaire ». Jean-Louis Rastoin explique que ce système se définit « par son caractère intensif, spécialisé, concentré, globalisé et financiarisé » (2015 : 112). Ce système a des effets positifs, comme celui d’avoir une alimentation sûre, peu coûteuse et donc de faire reculer la faim à une échelle mondiale. Pour autant, cela pose également tout un ensemble de questions que souligne Jean-Louis Rastoin : « L’agro-industrialisation est parvenue à éradiquer la plupart des maladies infectieuses d’origine alimentaire, mais d’autres sont apparues : pandémie du type vache folle ou grippe aviaire et surtout les maladies chroniques, en partie liées à la composition des produits agroindustriels ont explosé (obésité, maladies cardiovasculaires, diabètes, cancers) » (2015 : 113). Émerge alors le difficile arbitrage de la qualité et de la quantité mais aussi encore une fois l’accessibilité de cette alimentation de qualité. Car si aujourd’hui en France quasiment tout le monde est protégé du manque de nourriture, c’est bien la qualité de cette dernière qui pose des problématiques égalitaires. C’est aussi la question de la production, des agriculteurs et éleveurs qui doivent aujourd’hui être reconnus dans leur travail et rétribués à leur juste prix. En outre, la souveraineté alimentaire doit revenir au cœur de la réflexion
Déléguer notre alimentation (…) à d’autres, est une folie. Emmanuel Macron (Discours sur la crise du coronavirus le 12 mars 2020)
Si aujourd’hui le système alimentaire se globalise cela interroge l’accessibilité géographique à une échelle mondiale mise à mal si les frontières se ferment, la valorisation économique de la production française, mais aussi les incidences écologiques. L’avocat en est le parfait exemple : depuis plusieurs années il envahit nos feeds Instagram avec les fameux « avocado toasts » et sa consommation mondiale a explosé au détriment de tout un éco-système puisqu’aujourd’hui, pour produire plus d’avocats et répondre à la demande, il faut déforester. Et cette destruction de l’éco-système est en partie responsable de la crise terrible que nous traversons.
Redonner du sens
Depuis le début de la crise, les injonctions se multiplient et les messages contradictoires également car en réalité tout le monde navigue à vue. Il faut ne pas faire du stock, mais ne pas trop sortir, il faut choisir le plus sécuritaire mais également faire fonctionner les commerces de proximité… Très difficile aujourd’hui pour les citoyens de trouver les bonnes pratiques de consommation avec en écho l’aide à apporter aux agriculteurs, aux producteurs locaux, aux commerçants… et d’arbitrer cela face à ses propres contraintes. Aujourd’hui chacun fait comme il le peut mais cette crise doit nous rappeler que dans un avenir imminent il faudra repenser ce système alimentaire pourvoyeur d’inégalités tant pour les producteurs que pour les différents distributeurs et les consommateurs. La défiance des consommateurs envers l’agriculture et l’industrie agroalimentaire est aujourd’hui importante. Cette crise permet de mettre en lumière leur rôle crucial dans notre système alimentaire et doit redonner du sens aux différentes pratiques et modèles en cours dans une logique globale et systémique.
Pour poursuivre sur cette thématique, je vous conseille deux articles (liens ci-dessous) publiés précédemment sur StripFood : le premier, une interview de Bruno Parmentier donné à la chaîne TV Thinkerview et le second, une réflexion sur l’alimentation, symbole d’une fracture sociale qui progresse mais aussi de nos propres contradictions. Stéphane.
Bibliographie indicative
Mendras Henri, La Seconde République française, Paris, Gallimard, 1988.
Poulain Jean-Pierre, Manger aujourd’hui. Attitudes, normes et pratiques, Toulouse, Editions Privat, 2002.
Rastoin Jean-Louis, « Le système agroindustriel tertiarisé », In Catherine Esnouf, Jean Fioramonti et Bruno Laurioux, L’alimentation à découvert, Paris, CNRS Editions, 2015.