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Sous la pression d’un certain nombre de tensions, la classe moyenne au coeur de notre modèle économique traditionnel dit de « la grande consommation » se fragmente, laissant une France dérivant vers un modèle « d’archipélisation », selon la formulation de Jérôme Fourquet, directeur de du département opinion de l’IFOP dans son ouvrage « L’Archipel français ».
L’étude de l’IFOP sur la classe moyenne propose un réel éclairage sur le sujet. La société française se fragmente tout d’abord dans son rapport au temps. Une partie des citoyens sont projetés vers l’avenir et en quête de nouveaux modèles pour améliorer leur quotidien, ce qui est plutôt optimiste. Se projetant à plus long terme, ils peuvent concevoir plus facilement et sereinement leur avenir. A l’opposé, une seconde France beaucoup plus inquiète s’oriente clairement vers un repli nostalgique jugé rassurant dans un monde perçu comme ayant de moins en moins de sens. Une partie de cette seconde France est de toute évidence en décrochage.
Vivant dans le présent, elle réinvente une véritable économie de la débrouille pour compenser des fins de mois de plus en plus difficiles.
Mais la France est aussi fragmentée dans son rapport à la mobilité avec, d’un côté, une France à forte mobilité géographique, optimiste et orientée vers le futur et de l’autre, une autre France à mobilité plus contrainte accentuant ce sentiment de repli ou en décrochage.
Une autre lecture de cette fracture est proposée par Destin Commun dans l’étude « la France en quête » (2020). Selon cette étude, trois France vivent en parallèle, selon leur degré d’intégration sociale et citoyenne et leur perception du changement culturel.
- La France tranquille des Libéraux optimistes et des Stabilisateurs (30%) est plutôt satisfaite du modèle de société dans lequel nous vivons, soit parce qu’elle croit en ses potentialités, soit parce qu’elle est engagée pour en corriger les déséquilibres.
- Au sein de la France polémique (32%) s’affrontent deux « certaines idées de la France », diamétralement opposées l’une à l’autre. Les Militants désabusés et les Identitaires qui la composent ont les systèmes de valeurs les plus cohérents et les visions du monde les plus tranchées. Leurs opinions, parfois très éloignées de la moyenne des Français, sont particulièrement visibles dans le débat public.
- La France des Oubliés (38%) est beaucoup moins identifiable. C’est pourtant la plus importante en nombre : à eux deux, Attentistes et Laissés pour compte constituent 38 % de la population. Ils se distinguent des autres groupes par leur désengagement, leur désaffiliation partisane et leur retrait du débat public. Ce sont les moins impliqués au plan social comme au plan citoyen.
Ces groupes de population devenus hermétiques cohabitent désormais sur les réseaux sociaux où le niveau de violence n’a jamais été aussi élevé car la vision du monde n’a jamais été aussi dissonante.
Ainsi s’affrontent de façon quasi symbolique des expressions toujours plus paradoxales de nos comportements au sein de la société de consommation :
- honte de consommer vs frénésie autour du black friday,
- honte de prendre l’avion vs aspiration à voyager,
- déconsommation comme nouvelle forme de distinction sociale vs déconsommation subie comme façon de survivre.
Nous vivons assurément sur des planètes différentes.
Pour Philippe Goetzmann, expert de la consommation, interrogé par Les Echos « Les élites des métropoles poussent vers la sobriété et l’écologie, sans problème de pouvoir d’achat. Elles sont surreprésentées dans le monde politique et celui des médias et imposent des mesures en accord avec leurs convictions. Dans les zones défavorisées, périphériques, dans les villes paupérisées les gens n’ont pas rompu avec la consommation de masse. Ils cherchent surtout à acheter ce dont ils ont besoin dans des enseignes discount comme Action ou Stokomani ».
Olivier Dauvers, spécialiste de la grande-distribution , affirme quant à lui dans un article intitulé « Dans quelle direction va vraiment la conso : « Moins mais mieux » ou « Plus pour moins »? : « En matière d’analyse de la consommation, le prisme de lecture des sachants est aussi déformé que les chariots Cora sont remplis “ras la gueule”. C’est dire ! Chroniquent-ils “la” consommation ou… “leur” consommation ? Poser la question, c’est y répondre. Sans compter que pronostiquer une certaine frugalité d’achat est toujours plus aisé lorsque les placards débordent. C’est le cas de tous les experts qui expertisent au micro de journalistes involontairement complaisants car convaincus de la brillance du propos puisque c’est aussi la réalité de leur vie et/ou de leurs convictions ! »
Au cœur de ces tensions, l’alimentation et certains produits en particulier font figure de symboles.
Le Big Mac est par exemple considéré par une partie de la population comme celui de la mabouffe. Pourtant, dans un certain nombre de pays – voire pour certaines franges de la population – il s’agit plutôt d’un symbole statutaire comme l’illustre cet article de la revue ADN : Quand le Big Mac n’est pas synonyme de malbouffe mais de statut social.
C’est aussi le cas pour le Nutella. Cet aliment est pour une certaine frange de la société, symbole de malbouffe et de déforestation du fait qu’il contient de l’huile de palme. Pour autant, pour une autre partie de la population, le Nutella fait partie des derniers petits luxes du quotidien, des marques que l’on peut encore se payer pour faire plaisir à ses enfants. On comprend là encore le regard paradoxale posé sur les fameuses émeutes observées lors des promotions en magasin et les jugements émis parfois peut être un peu trop hâtivement sur les comportements de certains consommateurs assimilés à des animaux.
Enfin, citons l’exemple du pain. Dans La France du pain est coupée en deux, Jean-Laurent Cassely raconte comment cet aliment populaire se trouve écartelé entre la France des boulangeries de rond-point (Marie Blachère, Ange,…) et celle des néo-artisans et de leur offre premiumisée à l’extrême qui nourrissent une part de la population aspirant à s’alimenter de nourritures toujours plus spirituelles.
On ne se supporte plus car on ne se connait plus
Parce que l’alimentation (et la digestion) sont les nouveaux terrains de lutte idéologique et culturelle, les jeunes anars n’écrivent plus de pamphlets sur le néolibéralisme : ils sont trop occupés à faire du pain paysan ou du vin nature. Jean-Laurent Cassely
L’ alimentation s’impose alors comme le révélateur visible d’une fracture sociale durablement installée dans laquelle certains produits, véritables totems de la société de consommation, sont au coeur de luttes de perceptions. Mais l’alimentation ne serait elle pas également le révélateur de nos propres paradoxes comme le révèle cette chronique de Constance sur France Inter ?
L’alimentation peut-elle nous réconcilier ?
Mais peut être que la priorité est déjà de réaliser soi-même la réalité de cette fragmentation de notre société, histoire de prendre un peu de recul lorsqu’il nous prend l’envie de juger un peu trop hâtivement.