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Créatrice du restaurant Enfin (Barr, Bas-Rhin), ouverture la plus enthousiasmante de l’année 2021 en Alsace, Carole Eckert fait du bien-être de ses salariés une priorité. Finies les journées à rallonge, place aux 39 heures. Exit l’esprit brigade en cuisine et la salle au garde-à-vous, place à un orchestre où chacun apporte sa touche personnelle à l’harmonie globale. Entretien.
D’où vient cette volonté de placer la considération de l’humain au-dessus de tout dans le fonctionnement de votre établissement ?
Entre 2017 et 2020 au Comptoir à Manger (Strasbourg), ma première affaire, j’ai travaillé seule avec mon associée. Elle en cuisine, moi en salle. Le fait de ne jamais avoir de temps pour moi a engendré pas mal d’angoisses. Aussi, j’avais collaboré auparavant avec le groupe strasbourgeois Diabolo Poivre qui fonctionnait très bien avec une politique de 39 heures. Bien sûr, c’est sûrement plus facile à instaurer dans une brasserie avec deux équipes sept jour sur sept en continu que dans un restaurant gastronomique à horaires réduits avec plus de main-d’œuvre.
Sur votre site internet, vous filez la métaphore de l’orchestre pour caractériser votre management. La brigade d’Escoffier aurait-elle fait son temps ?
Je sais que dans les écoles hôtelières, « t’as signé pour en chier » est une phrase qui circule encore. Comme si le fait de souffrir au travail allait de soi. En ouvrant Enfin, il était hors de question que mes employés n’aient pas de temps libre à côté du restaurant et que leur vie me soit dédiée. J’ai créé cet endroit mais, sans eux, je ne pourrais rien faire. Ici, tout ne repose pas sur un chef qui donne ses directives. Avec Lucas (Lucas Engel, chef de cuisine), nous sommes à la construction des menus, mais tout le monde apporte sa touche. Par exemple, l’un des cuisiniers est un peu notre geek des fermentations et lance des bocaux à droite et à gauche quand il a le temps. Cela apporte une particularité à chaque création. On s’adapte aux forces et aux faiblesses de chacun plutôt que de pointer constamment du doigt ce qui ne va pas.
Vous vous désignez vous-même comme celle qui est « à l’harmonie ». Est-ce parce que vous ne voulez pas employer le mot « chef d’orchestre » ?
En effet, j’ai cherché un moyen de faire comprendre que je suis la patronne sans pour autant décider de tout. En cuisine, tout le monde est très autonome. Certains aiment être un peu à la ramasse et s’en sortir au dernier moment, tant mieux si ce mode de fonctionnement leur convient. J’ai entière confiance en l’équipe et tout comme eux, avoir une vie à côté m’importe. Cette année je me suis fixé le défi de faire une saison complète avec mon club de hand. Pour les matchs, je prends mes soirées.
Ces dernières années dans la gastronomie, il a beaucoup été question de produits et producteurs d’exception sur les réseaux sociaux, beaucoup moins de ce respect de l’humain. Peut-on y voir une forme de greenwashing ?
Je n’aime pas trop Instagram parce qu’effectivement, en tant que patronne de restaurant, je sais que l’envers du décor n’est pas toujours très beau. Il y a eu beaucoup d’abus et je trouve ça d’autant plus regrettable quand les établissements se disent éthiques. Pendant des années, on a proposé du luxe aux dépens de l’humain dans une espèce de course au menu le moins cher possible au lieu de travailler des produits moins nobles et de moins jeter. Cela engendre un regard biaisé sur le métier. Quand je lis que nous sommes trop chers parce qu’on propose un plat autour du céleri, je me dis que les gens ne réalisent pas le temps que nous mettons à le penser et à le réaliser. Dans le monde de l’art, le prix du tableau n’est pas dépendant de la qualité de la peinture utilisée et cela ne dérange personne. Cette part humaine oubliée a un coût : chez Enfin, nous sommes dix pour assurer 30 couverts.
Comment faire pour que la clientèle intègre cette réalité de la haute cuisine ?
Je vais bientôt exposer en salle des photos du bâtiment (une ancienne menuiserie réhabilitée de A à Z, ndlr) avant et après les travaux afin que les gens prennent conscience de l’audace de notre aventure. Un petit texte au dos du menu expliquera que nous mettons tout en œuvre pour proposer le meilleur rapport qualité-prix en assurant aux employés des horaires décents et un salaire à la hauteur de leur investissement. Avec le tournant post-Covid et la quasi impossibilité de recruter, la semaine de 39 heures va s’imposer et les restaurants devront nécessairement le répercuter sur leurs prix.
Comment concilier cet encadrement du temps de travail avec l’équilibre financier ?
Je pars du principe que si la démarche est saine, les gens reviennent et mon restaurant se remplit. Les clients nous disent ressentir ce côté zen et nous demandent même parfois si on habite tous ensemble (rires). L’une de nos serveuses qui vient de la gastronomie classique a eu du mal à s’y faire au début. Elle se crispait quand on plaisantait avec les clients parce qu’elle avait l’impression que ce n’était pas professionnel. Or nous ne sommes pas des robots, il faut que les gens ressentent notre plaisir d’être là.