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La gastronomie durable est aujourd’hui omniprésente. Parfois vécue comme une nouvelle contrainte, ou alors comme un simple effet de mode à exploiter, les chefs s’en emparent. La gastronomie – et la restauration de façon plus globale – ont une responsabilité immense en matière d’influence sur la société. Sous nos yeux, les cartes des restaurants ne cessent de se transformer : offres plus courtes, de saison, plus de végétal, mise en avant des origines et des producteurs… La restauration donne le la.
Souhaitant faire connaissance avec un pionnier parmi ces chefs engagés, je suis allé à la rencontre du chef étoilé Éric Guérin de La Mare aux Oiseaux. Je gardais en mémoire un excellent souvenir de sa table. Celui qui essaie de créer des liens entre les hommes et la matière partage sa vision d’une gastronomie plus respectueuse des territoires, de la nature et des hommes.
Passionnés, habités, chacun de nous doit devenir à nos côtés un ambassadeur pour le marais, pour la Presqu’île, la région ; notre territoire, notre inspiration, ce terrain de jeu d’eau douce en eau salée, de terres agricoles aux terres sauvages, de prairies en forêt, de la tourbe à la roche, nous respirons tous chaque atome de ce beau territoire afin de nous y épanouir, donnant ainsi l’impulsion vibratoire à la maison.
Qui êtes-vous, Éric Guérin ?
Je suis le chef de La Mare aux Oiseaux, un établissement situé au cœur du marais de la Brière. Il s’agit d’un lieu vraiment atypique, sur une île située aux milieux des marais d’eau douce, elle-même sur une presqu’île entourée d’eau de mer avec en pointe à l’avant les célèbres marais salants de Guérande. Il s’agit d’un territoire extrêmement inspirant pour moi car je suis avant tout passionné d’oiseaux et de terres de migrations. J’ai craqué pour ce lieu il y a maintenant vingt-six ans. J’ai tout abandonné pour venir vivre ici au rythme des oiseaux. La Mare aux Oiseaux est une maison qui est très proche de mon chemin de vie et qui a grandi avec moi.
Dans son dernier ouvrage « Chemins croisés », Eric Guérin rend hommage aux hommes et aux femmes qui ont marqué et influencent son travail.
Aujourd’hui, je suis un chef engagé sur beaucoup de terrains et avant tout sur l’humain. J’en ai fait le centre de toute l’énergie que je peux mettre dans cette maison.
Quel est l’enjeu de la gastronomie durable, selon vous ?
Alors qu’aujourd’hui, ce sujet de gastronomie durable est parfois vécu comme un phénomène de mode, voire une obligation, pour nous, les chefs de province, cela a toujours fait partie de notre façon de travailler.
Les temps changent, les lignes bougent, notre travail n’est plus le simple fait de construire une assiette, nous sommes devenus les garants d’une économie de proximité, d’un bien manger qui passe par le goût certes, mais aussi et surtout par l’énergie que nous partageons avec nos hôtes ; et c’est sur ce point fort, que j’ai envie de travailler pendant la prochaine décennie.
Pour moi, il y a un double enjeu : l’humain et l’harmonie avec la nature. J’essaie pour ma part de créer des liens entre les hommes et la matière. J’ai toujours travaillé avec les producteurs locaux et privilégié certains types de pêches ou poissons. Cela a toujours été ma marque de fabrique. Il y a cinq ans, j’ai décidé de missionner une personne dans mon équipe, Benjamin Larue, un ancien second, pour devenir mon relais sur le terrain. Il va à la rencontre de tous les producteurs pour s’approvisionner. Aujourd’hui, cela représente 90 produits locaux sourcés à moins de cinquante kilomètres. Il est sur le terrain trois jours par semaine. Il récolte les produits, mais aussi toutes les informations sur les récoltes, comme les aléas, les problèmes de personnels… Avec eux, on discute bien entendu du prix de façon à ce qu’ils puissent s’en sortir. Tous les vendredis, grâce à une liste de produits qu’il me rapporte, je réalise mon menu « Inspirations » pour venir en aide à ces producteurs. Cela permet également de créer du contenu pour la salle, qui doit vivre ce rapport direct avec le territoire.
Etre un chef éco-responsable est une véritable charge, qui se doit d’offrir, au delà du rapport à la terre, le reflet de l’homme face à l’homme, dans toute sa considération.
Quelle place occupent les hommes dans votre approche de la gastronomie responsable ?
L’équipe, c’est le moteur de ma maison. Moi, je suis là pour insuffler une énergie. Depuis cinq ans, nous travaillons avec les équipes afin que le travail redevienne un moment d’épanouissement personnel. Cela nécessite que chacun règle sa propre sensibilité afin d’éviter de créer de mauvaises ondes dans l’équipe. C’est capital de réussir cela afin que je me libère du temps et de l’énergie pour faire avancer la maison. Résultat : les gens d’ici restent plus longtemps et cela nous aide également pour recruter. En matière de recrutement, justement, je privilégie clairement des gens aux parcours atypiques et essaie de favoriser au maximum la diversité.
À ce jour nous avons non seulement découvert des pépites à côté de chez nous, qui ont largement contribué à faire bouger et évoluer ma cuisine. Chaque vendredi, de retour de sa tournée, Benjamin mon assistant, me dépose une liste de produits afin que je puisse dessiner pour la semaine suivante mes plats au plus proche de l’offre de mes artisans.
Vous avez décidé la fin du service à 23 heures, une première en la matière.
Cela fait vingt ans que nous faisons l’autruche et que rien ne change vraiment. Il faut que ce métier bouge enfin ! Je me suis très tôt engagé contre les violences en cuisine ou encore la question du sexisme. La période du confinement a permis à tous de profiter de moments en famille et en particulier de soirées avec un rythme de vie différent. En cela, je pense que le Covid peut être une chance. Avant, nous finissions à 2 heures du matin et nous obligions une brigade à rester pour parfois une table de deux personnes. Aujourd’hui, nous avons décidé d’une fermeture à 23 heures. Il faut l’expliquer, mais les gens comprennent parfaitement.
Pouvez-vous nous citer une autre action concrète que vous avez mise en œuvre ?
Nous avons beaucoup travaillé sur la livraison du poisson. Cela a été un combat de deux ans. Aujourd’hui, le poisson nous est livré dans des caisses de plastique consignées. Fini, la montagne de caisses en polystyrènes non recyclables. Il y a encore peu de gens qui travaillent de cette façon.
Avez-vous votre propre potager ?
Le potager est souvent un excellent outil de communication mais je n’en ai pas et n’en veux surtout pas. Je souhaite continuer à créer du lien et travailler avec mes producteurs dont c’est précisément le métier. Chacun le sien.
En quoi la gastronomie – et, plus largement, la restauration – a-t-elle une responsabilité dans la transformation globale du modèle alimentaire ?
Avant, la restauration était une voie de repli pour quand on avait loupé tout le reste. Nous sommes aujourd’hui dans un monde d’image et, fait nouveau, les chefs sont devenus de véritables stars. Si on peut faire passer des messages forts, c’est une bonne chose, car c’est une responsabilité, particulièrement envers la jeunesse. Maintenant, il faut absolument que la réalité sur le terrain soit en accord avec l’image travaillée dans les médias. Parfois, le risque est de manquer de sincérité en favorisant la mise en scène. Je tiens par exemple à gérer moi-même les réseaux sociaux et c’est un vrai plaisir de le faire, d’écrire et de prendre des photos.
Les chefs ont une responsabilité immense envers la jeunesse.
Quels sont les chefs qui vous inspirent ?
Alain Passard, qui a été le premier à oser mettre en avant les légumes. Je citerai également la famille Rollinger, très inspirée par l’environnement.
Mais dans une maison, il n’y a pas que le chef. C’est la nature qui nous inspire. Ce sont plutôt les producteurs qui me donne des idées lorsque je me rapproche d’eux, les écoute – en particulier lorsqu’ils évoquent leur parcours. Ce ne sont plus les mêmes qu’avant. Ils travaillent différemment et cherchent à continuer de vivre en harmonie avec la nature.
Les nouvelles générations sont de plus en plus conscientes de tout cela. Elles sont en cela davantage dans leur époque, contrairement à nous, qui cherchons constamment des excuses à notre manque d’actions.
(crédit photos Matthieu Cellard)