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Bruno Parmentier est ingénieur de l’École des Mines de Paris. Après avoir effectué une bonne partie de sa carrière dans la presse et l’édition, il a également dirigé l’École Supérieure d’Agriculture d’Angers (ESA) pendant plus de dix ans.
Il est l’auteur de « Nourrir l’humanité » et « Faim zéro » (Editions La Découverte), de « Manger tous et bien » (Editions du Seuil) et de « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (Diffusion internet), et animateur du blog nourrir-manger.fr et de la chaîne Youtube.
Nous avions eu l’occasion d’échanger ensemble il y a quelques semaines à travers une série de deux interviews pour StripFood (liens à la fin de l’article). Aujourd’hui, dans un contexte totalement inédit, il nous éclaire sur les risques de pénuries alimentaires et les évolutions possibles de nos comportements alimentaires.
Les mesures de confinement au sein du secteur agricole français permettent-t-elle de craindre une pénurie alimentaire de certains produits de consommation dans les semaines à venir ?
Bruno Parmentier : La France est un grand pays agricole ! Si les choses s’aggravent considérablement, il vaudra nettement mieux vivre en France qu’au Royaume Uni, sans parler du Japon ou de l’Egypte ! Les paysans français sont parfaitement capables de nourrir leurs concitoyens, n’ayons pas peur d’avoir faim ! Cela dit, regardons quand même quelques points de faiblesse de notre système alimentaire, car il y en a !
En 2019, le tiers des déjeuners des français étaient pris hors domicile, et le quart du total des repas, incluant petits déjeuners et diners ! Une activité qui dépassait les 11 milliards de repas par an, pour un chiffre d’affaire qui approchait les 100 milliards d’euros. Tout cela est caduque depuis le 15 mars, puisque tous les restaurants, bars et cantines ont été fermés ! Cela ne veut évidemment pas dire que les français ne déjeunent plus, mais la nécessaire réorganisation des circuits commerciaux et de distribution a été gigantesque : on est passé en un week-end de quelques milliers d’acheteurs qui achetaient chacun pour des centaines ou des milliers de personnes à des dizaines de millions de particuliers qui achètent chacun pour 1, 3 ou 5 personnes. Cela ne peut pas se faire sans casse, et sans délai ! Ça nous prendra probablement des mois pour retrouver une réelle efficacité alternative.
Il n’y a aucune raison qu’on manque en France de pain ou de pâtes, nous sommes de grands producteurs de blé, de grands exportateurs même, et nous avons beaucoup de stock. Idem pour les pommes de terre. Ces deux aliments de base de l’alimentation des français jusqu’au milieu du XXe siècle ne sont absolument pas menacés ; d’autant plus que les acteurs de « l’agribashing » ont nettement réduit leurs activités ; si nos pommes de terre ont du mildiou cette année, ou notre blé de l’oïdium ou de la fusariose, on ne viendra pas empêcher les agriculteurs de les soigner ! De plus, leur récolte, fortement mécanisée, nécessite très peu de main d’œuvre et est donc parfaitement compatible avec les gestes de protection sanitaires des travailleurs.
Notons tout de même une difficulté inattendue : les boulangers, qui utilisent la moitié de la farine en France, ont vu leur chiffre d’affaire reculer de 30 % environ depuis le début du confinement (beaucoup de boulangeries ont fermé ou réduit leur activité), tandis que les ventes en supermarchés de farine emballée par kilos ont doublé, alors qu’elles ne représentent en général que 5 à 6 % du marché. Il faut évidemment un certain temps pour que la production suive, sachant que, pour gagner quelques centimes sur les opérations d’ensachage, elles se font souvent en Europe de l’est ! Mais tout cela n’est évidemment que provisoire, on ne manque ni de blé ni de farine !
En revanche, la saison 2020 des fruits, et à un moindre degré celle des légumes, ne peut que mal se passer ! On est là en face de produits périssables, qui murissent sur une période très courte et qui nécessitent beaucoup de main d’œuvre pour la récolte. Or une bonne partie des 270 000 saisonniers de la saison 2018/19 étaient des immigrés, qui ne pourront pas entrer en France cette année pour faire ce travail, vu les fermetures des frontières. L’appel au volontariat pour les remplacer dans les champs par des français en chômage technique a rencontré beaucoup de succès (on parle de 150 000 inscrits prêts à quitter leurs confinement urbain pour aller travailler au bon air). Mais ces nouveaux ouvriers agricoles vont vite se rendre compte que… la terre est basse et le travail assez pénible et fort mal payé ; il y aura donc probablement pas mal de perte en ligne. Et en plus, où vont-ils loger en respectant les règles sanitaires ? On va vraiment dresser des immenses camps de toile dans nos villages ?
D’autre part, la logistique de ces produits est fortement perturbée par la fermeture de nombre de marchés de plein air, et la raréfaction des visites dans les supermarchés.
Au total, cette année, on consommera certainement moins de fraises et autres fruits rouges, moins d’abricots, de prunes et de pêches, de melons, d’asperges, de salades, etc. Il faut espérer, pour les producteurs français, que les consommateurs donneront la préférence aux fruits hexagonaux, reportant davantage de baisse sur les productions espagnoles que sur les françaises, mais ce n’est même pas sûr… Espérons également que ce cauchemar confiné se sera un peu allégé pour les vendanges et la récolte des pommes.
L’élevage français reste, lui, extrêmement dépendant de l’agriculture sud américaine. Nos avions sont cloués au sol ; si d’aventure les cargos venaient eux aussi à être confinés dans les ports (espérons que cela ne se produira pas), et que le soja (3 millions de tonnes importées par an, majoritairement OGM !) et le maïs, n’arrivaient plus d’Argentine ou du Brésil, nos productions de porc et de poulet chuteraient drastiquement, et même celles de lait ! Car il nous faudrait plusieurs années pour se mettre à produire en Europe l’ensemble des aliments de substitution, en particulier les protéines végétales.
Malgré ce qui a été noté ci-dessus pour les fruits et légumes, si, pour une raison ou pour une autre (fermeture des frontières, grève ou retrait des camionneurs, etc.) la noria actuelle de camions espagnols n’arrivait plus quotidiennement à Rungis, on en reviendrait vite à des menus beaucoup plus simples, à l’ancienne : pain, nouilles et patates (et vin) !
Nous avons une industrie agroalimentaire très puissante, et fortement répartie sur le territoire national. Elle emploie 2,5 millions de travailleurs. Tant qu’ils se rendent au travail, et que les camions circulent, tout va bien, et chacun a compris que ce sont des activités absolument essentielles. Espérons que ça dure vraiment ! Imaginons par exemple que la pandémie touche massivement Rungis et qu’il faille réduire très fortement l’activité de ce plus grand marché mondial de nourriture…
Donc, en France dans les mois qui viennent, il n’y aura pas à proprement parler de pénuries alimentaires, mais néanmoins quelques changements de régimes sont probablement à prévoir. On mangera probablement plus de féculents et moins de fruits et de viande cette année ! Ce qui fragilisera fortement les secteurs de l’arboriculture et de l’élevage, qui sont déjà en crise depuis des années. Et on apprendra à prendre du recul si justement sa marque préférée de yaourts ou de spaghettis est provisoirement indisponible, en passant avec le sourire aux petits suisses et aux coquillettes !
En revanche, si la pandémie gagne vraiment l’Afrique ou se développe fortement dans la péninsule indo pakistanaise, là où se situe la faim actuellement, elle pourrait fort bien provoquer des famines qui tueraient plus de gens que le coronavirus…
Face aux difficultés rencontrées par les grands réseaux de distribution, les Français se tournent de plus en plus vers les réseaux locaux. Mais les petits producteurs peuvent-ils en assumer la demande ? Vers qui les Français pourront-ils se tourner après eux ?
Bruno Parmentier : Un humain en bonne santé mange un peu plus d’un kilo de nourriture par jour, sans compter les boissons. Avec les gâchis divers, comptons 1,5 kg par jour et par personne. Pour nourrir les 12 millions d’habitants de l’Ile de France, il faut donc y amener quotidiennement près de 20 000 tonnes de nourriture ! Les petits producteurs ont évidemment une place dans ce système, mais pas pour 20 000 tonnes ! Par exemple, il faut amener au moins 8 millions d’œufs par jour ; les petits poulaillers n’y arriveront jamais, aussi sympathiques soient-ils.
Les Amap, marchés forains, contacts directs entre producteurs et consommateurs, circuits ultra courts, réseaux locaux, magasins de producteurs, etc. sont évidemment partiellement valables dans les bourgs et les petites villes, mais fort peu pour nourrir les grandes métropoles, lesquelles nécessitent pour s’approvisionner des grandes organisations très structurées et une production de masse. De même l’agriculture urbaine, les jardins sur les toits et dans des conteneurs, les jardins ouvriers, etc., sont des entreprises culturelles de grande valeur, mais ne représenteront toujours qu’une part infime de la nourriture des lyonnais ou des marseillais !
Rappelons, s’il en est besoin, que, dans les dernières années, on n’était pas vraiment en crise en France, si on définit la « vraie » crise comme la période où les banlieusards arrachent leurs rosiers pour planter des pommes de terres. On a bien observé ce phénomène en Grèce, et à un moindre degré en Espagne et au Portugal à partir de 2008. Justement nous sommes actuellement dans la bonne période de plantation de ce tubercule, va-t-on voir des français inquiets s’y mettre ?
L’agriculture française, spécialisée dans le bovin, les céréales, la viticulture et quelques autres productions, a délaissé les filières de primeurs au profit de l’Espagne. La crise sanitaire va-t-elle bouleverser cet équilibre ?
Bruno Parmentier : Actuellement, la moitié des fruits et légumes que nous consommons est importée. Et en plus ce sont des travailleurs magrébins, portugais, roumains, polonais, sénégalais, etc., comme on l’a vu ci-dessus, qui récoltent ce qui nous reste à produire. L’internationalisation de cette activité nous a fait perdre notre autosuffisance. Même si l’essentiel de ces échanges se déroulent à l’intérieur de l’Europe, en l’occurrence avec l’Espagne en premier lieu (sauf pour les produits de contre saison de l’hémisphère sud), la crise actuelle a fait resurgir des frontières qu’on croyait abolies, même dans l’espace Schengen. Elle nous fera certainement réfléchir. Est-ce que ça vaut vraiment la peine d’avoir des fraises un mois plus tôt, et 30 % moins cher, en maltraitant année après année nos propres producteurs ?
Mais, même si de nombreux dirigeants jurent la main sur le cœur que « rien ne sera plus comme avant », il me paraît encore bien présomptueux et prématuré de faire des prévisions détaillées sur l’après coronavirus. La grippe dite de Hong-Kong a fait 1 million de morts en 68/70 (dont 40 000 en France), et on ne peut pas dire que tout a changé après ; d’ailleurs on ne s’en souvient pratiquement plus ! Restons prudents, à ce jour, l’hypothèse que toute redevienne comme avant n’est pas à exclure… y compris en matière de politique agricole. L’idée que l’on doive se nourrir au plus bas prix possible, quelles que soient les conséquences, n’a pas encore entièrement disparue !
A écouter :
« La France va revenir à de la nourriture plus essentielle » Bruno Parmentier sur France Culture (le 2 avril 2020)