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Bruno Parmentier est ingénieur de l’École des Mines de Paris. Après avoir effectué une bonne partie de sa carrière dans la presse et l’édition, il a également dirigé l’École Supérieure d’Agriculture d’Angers (ESA) pendant plus de dix ans. Désormais retraité, grâce à de nombreuses productions, celui qui se définit comme un « lanceur d’alertes » réussit à rendre ses thèmes de prédilection, l’agriculture et de l’alimentation, accessibles à tous en livrant de façon pédagogique une vision globale profondément humaniste.
Après l’article que j’ai réalisé à l’occasion de son interview pour Thinkerview, il répond à une série de quatre questions en exclusivité pour StripFood et publiées dans deux articles (dont celui-ci est le second). Je le remercie infiniment pour la qualité de nos échanges.
Encore une fois, il est bon de rappeler que « l’important n’est pas de convaincre mais de donner à réfléchir » (Bernard Werber). Me concernant, j’apporte par exemple une réserve majeur sur le rôle et le poids conféré aux systèmes de notations et autres applications nutritionnelles. Si leur principal atout réside dans le fait de porter l’exigence de transparence sur le devant de la scène, elles délivrent – pour certaines – une lecture beaucoup trop partielle de notre alimentation.
StripFood : Nous vivons une période de transformation inédite de notre modèle alimentaire. Une partie des consommateurs cherchent à mieux consommer mais la masse arbitre encore avant tout par le prix. Peut-on vraiment concilier alimentation de masse et qualité ?
Bruno Parmentier : Comme l’a écrit Margret Mead : « Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyen engagés et réfléchis puisse changer le monde. En réalité c’est toujours ce qui s’est passé ». Oui, il y a un côté désespérant de voir que, malgré la croissance à deux chiffres du secteur du bio depuis des années, il n’est passé que de 2 % à 5 à 7 % dans l’assiette des Français ! Mais d’un autre côté cette évolution est très positive. Car le rôle du bio (et d’une manière générale des avant-garde alimentaires) n’est absolument pas économique : les pays qui le pratiquent le plus frénétiquement, comme la Suisse et l’Autriche, n’en sont qu’à 14 %.
Ceux qui espèrent que bientôt on mangera majoritairement bio s’illusionnent complètement !
Car il y a un monde entre ceux qui mangent de temps en temps bio et ceux qui en font un véritable mode de vie, qui sont en fait une petite minorité dont les pratiques et le style de vie se veulent d’abord en rupture complète avec les normes dominantes. En plus ils sont souvent cumulards : locavores, végan, zéro déchets, etc. !
La majorité des consommateurs peuvent être qualifiés de « bio intermittents » ; il s’agit chez eux d’inflexion vers le bio plutôt que de conversion. Par exemple, ils mangent bio chez eux le week-end, mais ils sont nettement moins regardants au restaurant en semaine ; ils cuisinent différemment les produits bio des autres, réservant par exemple au bio la consommation de légumes crus ; ou encore ils privilégient le bio pour certains types de produits, par exemple la viande, le lait et les œufs, s’ils ont été impressionnés par certains scandales touchant les produits animaux (voire les œufs bio pour manger à la coque, et les ordinaires, moins chers, pour les autres formes de consommation), ou bien les légumes et les fruits s’ils sont plus sensibles aux campagnes contre l’utilisation des pesticides. Ces gens-là mangent souvent « de tout » : du local, de l’équitable, du label, du traditionnel, du vite fait, du pas cher, de l’exotique, du pratique, etc.
C’est pareil pour ceux qui veulent manger moins de viande, plus de produits locaux et de saison, équitables, ou avec moins d’emballages ! Il reste un énorme pas à franchir entre faire cela plus souvent et le faire systématiquement.
5 % de la nourriture représentent 70 % des conversations, et 95 % des blogs
Au total, il faut bien se dire que le bio, tout comme le « local » et « l’équitable », sont beaucoup plus des mouvements culturels que des secteurs économiques. Rappelons incidemment que, dans la viande, le chiffre d’affaire du hallal reste supérieur à celui du bio ! Ce type de consommation reste très minoritaire dans l’économie, comme on vient de le voir, mais pas du tout dans les conversations des français. En caricaturant on pourrait dire que ces 5 % de la nourriture représentent 70 % des conversations, et 95 % des blogs ! Ils sont une réponse à l’artificialisation de nos vies urbaines coupées de la nature et de nos racines et représentent avant tout une recherche de sens et de réappropriation de notre vie morcelée, déshumanisée, ainsi qu’une réponse à un sentiment d’impuissance par rapport à la mondialisation et la financiarisation de nos sociétés. Plus on estimera nos gouvernements incapables de peser sur les vrais problèmes et la société injuste, plus on aura envie de manger «bio-local-équitable ». Même si dans les faits, on se laisse quand même aller trop souvent au trio concurrent : « vite fait-pas cher-pratique » !
Il y quelque temps, les bourgeois se sont mis à manger comme les aristocrates. Puis les classes moyennes se sont embourgeoisées, et même les ouvriers se sont mis à manger comme leurs patrons : on a cessé d’aller à l’usine «gagner son pain à la sueur de son front » pour chercher à y « gagner son beefsteak » et après pour « mettre du beurre dans les épinards ». Gageons que maintenant que les nouveaux patrons des GAFA deviennent tous locavores, bios et végétariens, leurs ingénieurs, puis leurs employés suivront !
Il est donc vrai que beaucoup de nos concitoyens arbitrent encore entre les nourritures par les prix. Mais là encore, on peut relativiser. Nous dépensons plus que la grande majorité des Européens en nourriture et passons encore nettement plus de temps à table et aux fourneaux. On boit trois fois moins de vin que dans les années 60, mais le chiffre d’affaires de la viticulture française n’a cessé d’augmenter. Quand 15 millions de Français ont chargé le logiciel Yuka, dont la moitié l’utilisent effectivement, on n’est plus du tout dans une petite minorité. Et cela les conduira inévitablement à choisir d’autres produits, dont peu seront moins chers que ceux qu’ils consommaient auparavant. Et, à l’autre bout de la chaîne, de grandes entreprises agroalimentaires et de grande distribution sont déjà en train de revoir la composition de leurs produits pour qu’ils aient « au moins la moyenne à Yuka », incroyable succès de cette petite start-up !
Prenons l’exemple de la « mode » du sans gluten. De marginale, la distribution de ces produits est devenue massive en quelques années. Elle est rentrée dans les supermarchés, tout d’abord au fin fond du rayon bio-exotique, puis elle a eu droit à un rayon rien que pour elle, puis maintenant elle commence à rentrer dans tous les rayons (les pâtes sans gluten au rayon pâtes, etc.). Quand il y a une vraie demande, elle génère rapidement l’offre. Et l’arbitrage par les prix n’est au départ pas la motivation essentielle. Mais, une fois que la distribution se généralise, alors on retrouve vite l’habitude de comparer les prix, même sur ces produits (du moment qu’ils conservent une excellente note Yuka !).
De la même manière, il est incontestable que la qualité du menu de base du midi des restaurants français s’est considérablement améliorée dans les dernières décennies — il n’y a que les Français qui ne s’en sont pas aperçus, demandez donc aux touristes internationaux ! Et vu la concurrence, les prix n’ont pas flambé. On peut donc manger bien pour pas cher. Rappelons incidemment qu’il n’y a rien de mieux (et de moins cher) qu’une soupe de légumes locaux de saison pour faire un bon dîner, à condition de passer un peu de temps à faire les pluches !
StripFood : La bonne bouffe et le made in France n’ont jamais été aussi tendances et pourtant la filière agricole française est en crise profonde. Comment résoudre cet incroyable paradoxe ?
Bruno Parmentier : C’est que… ça n’a rien à voir ! Les problèmes des agriculteurs sont structurels. D’une part ils doivent massivement et rapidement passer d’une agriculture « tout chimie-tout pétrole » à une agriculture majoritairement agro-écologique (et néanmoins intensive). Une révolution agricole complète, aussi importante en fait que celles des années 50 et 60 ! Mais à cette époque il y avait un soutien massif du ministère de l’Agriculture et de l’Europe. Maintenant il n’y a plus véritablement de politique agricole, et personne ne connaît même le nom du ministre de l’Agriculture ! Pour situer l’ampleur des enjeux, il va falloir purement et simplement abandonner ce qui symbolisait l’agriculture depuis des millénaires, le labour ; de laboureurs les paysans devront devenir éleveurs de vers de terre. Dorénavant, il leur faudra cultiver les sols en permanence et en particulier produire directement leurs engrais sur leurs champs via des plantes de couverture d’été qui captent le rayonnement solaire et fixent azote et carbone. Au sens strict « cultiver leurs engrais ». Mais aussi cultiver des « plantes de service », par exemple des plantes herbicides (ce sont là les véritables solutions de remplacement du glyphosate), et des « animaux auxiliaires de culture », en particulier des animaux insecticides (des animaux qui régulent ceux qui mangent nos plantes). Et diffuser partout l’agro-foresterie (c’était une grave erreur de considérer que l’arbre était l’ennemi de l’agriculteur, il faut remettre des haies partout !).
Les éleveurs ont besoin d’être soutenus et aidés
Les éleveurs ne sont pas mieux lotis car, après avoir augmenté massivement, notre consommation de viande et de lait a commencé à baisser, et cette tendance ne peut que s’accélérer. Il leur faut donc opérer un changement structurel de grande ampleur, du « tout quantité » au « tout qualité ». La même mutation qu’a connu la profession viticole entre les années 1960 et 2000, quand nous sommes passés de 140 litres de vin par personne et par an à 40. Nous buvons moins, mieux et savons payer le vin à son juste prix : le chiffre d’affaires de la profession a augmenté malgré cette baisse très importante des quantités. Mais ces éleveurs ont vraiment besoin d’être soutenus et aidés pour réussir cette transformation majeure. Où sont les pouvoirs publics sur ce dossier ? Immobiles, l’arme au pied, espérant en fait un miracle : que la consommation redémarre !
Et, accessoirement, où est le plan volontariste de promotion massive de la production de protéines végétales en France et en Europe ? Nous préférons continuer à importer massivement du soja américain… et en plus à nous plaindre que les brésiliens continuent à faire brûler l’Amazonie pour pouvoir satisfaire nos besoins insatiables.
Il faudra produire nettement moins d’animaux, les nourrir exclusivement avec des végétaux français et valoriser correctement les signes de qualité qui seront associées à des pratiques plus vertueuses ! Ça ne va pas pouvoir se faire « naturellement », sans politique ambitieuse d’incitation et d’accompagnement.
C’est un programme gigantesque… et où sont les pouvoirs publics pour inciter et aider massivement les agriculteurs à passer d’une agriculture à l’autre ? Ce n’est pas en les ruinant, en les laissant se faire insulter, voire attaquer, en entretenant des polémiques sur des sujets secondaires comme l’interdiction du glyphosate ou les distances à respecter entre les champs et les habitations, et en les accablant de contrôles qu’on y arrivera, mais en finançant massivement la transition.
Et n’oublions pas que la moitié des agriculteurs français vont prendre leur retraite dans les 10 ou 15 prochaines années, il est donc vital d’attirer de nouvelles vocations dans les champs. Ce n’est pas en démontrant chaque année que ce métier est impopulaire, harassant et peu rémunérateur qu’on y arrivera !
StripFood : Mieux manger passe inévitablement par mieux s’informer. Quels sont les conseils en la matière que vous pourriez recommander aux lecteurs de StripFood ?
Bruno Parmentier : Bien manger aujourd’hui en France, c’est moins de sel, de sucre, de matières grasses ; mais aussi de viande, de produits laitiers et d’aliments transformés ; davantage de céréales, de légumineuses, de fruits et légumes locaux de saison. Il suffit d’avoir un peu de courage pour faire un pas de côté, pas besoin d’informations sophistiquées.
Et, pour commencer, arrêtons la naïveté. Quand on achète un produit, on achète le monde qui va avec ! Voici quelques exemples de bon sens.
- Quand on achète des lasagnes surgelées à 1,50 € la part, on sait bien que ça n’existe pas avec des produits de qualité et des salaires payés normalement. On achète donc la mondialisation débridée, la mise en concurrence effrénée des fournisseurs à travers toute l’Europe et au-delà, l’industrialisation à outrance, des traders incontrôlables d’Amsterdam à Chypre… et en bout de chaîne des escrocs qui écoulent frauduleusement les chevaux de réforme roumains déguisés en bœufs de chez nous !
- Quand on trie un par un ses fruits, pommes, puis prunes, et même cerises, pour n’acheter que des fruits « parfaits », on transmet le message suivant à l’arboriculteur : « je ne veux pas qu’une seule mouche se soit posé sur mon fruit » et donc on achète 3 passages de plus d’insecticides.
- Quand on sacrifie aux promotions toujours plus fortes sur les prix de la viande sur lesquelles les chaines de supermarchés se font une concurrence sauvage, du type « la caissette de 10 côtes de porc à quelques euros seulement », on achète de l’industrialisation de l’élevage, du mal-être animal, des salariés roumains dans les abattoirs et à terme la disparition des élevages de porcs bretons au profit d’usines à viande de l’Europe de l’est. Si nous voulons de la bonne nourriture produite chez nous, il faut la payer !
- En payant notre téléphone portable avec les seules économies faites sur la nourriture et en consacrant chaque année moins de temps à nous nourrir, on induit un accroissement des dépenses de santé, un réchauffement de la planète, la délocalisation des activités de production agricole et la toute-puissance de la grande industrie agroalimentaire.
- Quand on ne cesse de se battre pour que le ticket de cantine soit de moins en moins cher (alors que le coût de la main d’œuvre ne cesse d’augmenter), on arrive à ce que 70 % de la viande servie dans la restauration collective française soit importée. Idem quand on augmente de 70 % le poids de la restauration rapide dans notre pays. On consomme donc du réchauffement de la planète, de la déforestation de l’Amazonie et du chômage en France. La cantine devrait être le premier lieu d’exercice de la citoyenneté !
- Quand les citoyens européens envoient une majorité de libéraux à la Commission européenne, qui veulent que « les agriculteurs soient plus sensibles aux signaux du marché », ils suppriment toutes les aides, par exemple les prix garantis ou les quotas de production, et on provoque la disparition du petit élevage de nos régions, au profit d’usines « hors sol ».
- Quand on mange du légume de contre saison importé par avion, on achète du réchauffement de la planète : il produit 20 fois plus de gaz à effet de serre que le légume de saison produit localement. Par exemple, 1 kilo de fraises de sa région, acheté en saison, nécessite 0,2 litre de pétrole. S’il est produit outre-mer et qu’il est transporté par avion pour être vendu en hiver, il lui faudra 4,9 litres de pétrole, soit dans 25 fois plus. Et en plus on oriente la recherche dans le sens de la fraise « transportable », sans goût !
- Quand on mange beaucoup de viande et de lait, on pille les ressources de la planète. Les animaux à sang chaud consomment beaucoup de végétaux pour se chauffer, et donc leur « taux de transformation » est très mauvais. Un végétarien consomme 200 kilos de céréales par an, un carnivore rajoute tous les végétaux qu’a mangés l’animal qu’il mange, et passe à 800 kilos de céréales par an. Et chaque français mange, en moyenne, 85 kilos de viande et 90 kilos de lait par an, et, au cours d’une vie, 7 bœufs, 33 cochons, 1300 volailles, 20 000 œufs et 32 000 litres de lait ! On ne peut pas proposer aux autres peuples d’adopter notre gastronomie, ce n’est absolument pas soutenable. C’est à nous de consommer moins, pour notre santé et celle de la planète.
Une fois ces préalables établis, regardons le Nutriscore sur les emballages (et pour commencer pénalisons ceux qui ne le mettent pas dessus, cela devient absolument scandaleux dorénavant !)… et tirons-en nos conclusions ! Ensuite abonnons-nous tous à Yuka (ou ses équivalents) et changeons de marque quand on s’aperçoit que celles qu’on consommait auparavant abusent de notre crédulité.
Et soucions-nous progressivement d’autres informations : combien de kilomètres entre moi et les producteurs d’origine ? Combien de gaz à effet de serre pour produire cet aliment ? Combien d’eau ? Combien de protéines animales ? Il y aura bien d’autres applications de type Yuka qui apparaîtront prochainement et qui nous permettront de choisir en connaissance de cause. Et commençons par être vraiment citoyens à la cantine, en exigeant que ces informations capitales pour l’avenir de l’humanité figurent explicitement en bas des menus du jour !
Et si à terme on voulait vraiment monter le niveau d’exigence écologique de ses achats alimentaires, on gagnerait progressivement à se poser des questions gênantes et complexes du type :
- Les champs où sont produit ma nourriture sont-ils de couleur marrons plusieurs mois par an ? Un sol labouré, nu, non seulement ne capte pas le rayonnement solaire à plein, et donc ne fixe pas son quota de carbone, mais émet du protoxyde d’azote et appelle l’engrais au lieu de le fabriquer en inter culture.
- Y a-t-il des haies dans les champs ? Elles refroidissent la planète, améliorent la fertilité des sols, régulent température et humidité et servent de refuge aux animaux auxiliaires de culture.
- Y a-t-il dans ces champs des mélanges de culture qui s’aident mutuellement à pousser, contribuent à diminuer les intrants, et fixent davantage de carbone, ou seulement une culture principale ?
- Quelle quantité acheter pour ne pas gâcher ? Avec quels emballages ?
- Sans oublier : Comment sont élevés les animaux ? Et : la pêche est-elle durable ?