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Le mercredi 23 mars, à seulement 25 ans, Ashleigh Barty a annoncé sa retraite. Celle qui a remporté trois titres du Grand Chelem en simple, à Roland-Garros en 2019, puis à Wimbledon en 2021 et à l’Open d’Australie en 2022 s’est dit être « absolument épuisée » mais aussi comblée de ce que le tennis lui avait apporté.
Il y a dans cette décision, quelque-chose qui nous interpelle, qui nous heurte même. Les champions sont des ogres ou alors ils ne sont pas des champions. C’est en tout cas la façon dont nous avons construit le Panthéon des grands sportifs, nos héros modernes. Gagner, tout gagner, gagner le plus tôt possible, le plus longtemps possible, le plus de titres possibles. C’est ainsi que de Pelé à Messi, de Prost à Hamilton, de Russell à Jordan, de Nicklaus à Woods, et bien sûr de Lenglen ou Rosewall à Navratilova ou Federer, le plus est le mieux, les plus grands sont les plus capés, les plus illustres sont les plus médaillés… Et c’est bien normal, tant la capacité à se hisser au sommet puis à y rester, réclame des qualités rares et un niveau extraordinaire de sacrifice et d’engagement.
Dès lors, quand on n’est plus capable de concéder à ce niveau d’exigence là, son dû, il faut soit accepter d’en payer le prix, celui de la défaite, soit renoncer et choisir de ranger ses raquettes, ses baskets, ses vélos, au râtelier de l’histoire. Et c’est effectivement ce que dit Ashleigh Barty quand elle confesse sa fatigue, voire même son épuisement.
Cette idée que l’on pourrait – à un moment donné – se contenter de ce qu’on a obtenu, le regarder, le soupeser, le savourer et se dire en conscience, qu’on n’a pas besoin d’en avoir plus, dessine un chemin de progrès qui fait écho à la plupart des défis qui se dressent devant nous en tant que civilisation.
Pourtant, il y a peut-être autre chose dans la décision d’Ashleigh Barty, quelque-chose qui précède ou qui dépasse la dimension sportive. Ainsi au cours de l’interview qu’elle a donnée pour expliquer sa décision, elle évoque à plusieurs reprises, un sentiment plus rare à ses altitudes-là, celui de la satiété. « j’ai assez gagné » dit-elle, c’est à dire » j’ai assez vécu de moments, de victoires, de bonheurs, je peux passer à autre chose. » Ashley Barty aurait pu continuer de jouer, de gagner, pour accumuler les trophées et leurs attributs, mais elle choisit un autre chemin qui ne constitue ni un renoncement, ni encore moins une reniement, au contraire, puisqu’elle déclare que prendre cette décision au moment précis où elle l’a choisi, c’est une nouvelle victoire. Par ailleurs, en se retirant du circuit, elle ouvre également le champs des possibles pour celles qui vont désormais se battre pour les titres qu’elle ne défendra pas, et ce faisant, elle ne clôt pas l’histoire, elle la change. Dans nos sociétés de vainqueurs, admettre que nos modèles et notre histoire se bâtissent aussi bien sur les parties que l’on gagne ou que l’on perd que sur celles que l’on refuse de jouer, recèle peut-être quelques vertus.
La satiété ne se décrète pas, elle s’écoute, elle s’apprend, elle se transmet par une pratique et une conscience aigüe du besoin, du désir, et de la différence qui existe entre les deux.
À dire vrai, cette idée que l’on pourrait – à un moment donné – se contenter de ce qu’on a obtenu, le regarder, le soupeser, le savourer et se dire en conscience, qu’on n’a pas besoin d’en avoir plus, dessine un chemin de progrès qui fait écho à la plupart des défis qui se dressent devant nous en tant que civilisation.
En effet, un des éléments qui caractérise parfaitement l’ère moderne dans laquelle les sociétés dites développées se trouvent, réside dans cet appétit et dans notre incapacité à le mesurer, à le borner et finalement à ressentir la satiété, c’est à dire cet instant où l’appétit initial est satisfait et où nous devrions cesser d’assouvir un besoin qui n’existe plus. Or, la satiété ne se décrète pas, elle s’écoute, elle s’apprend, elle se transmet par une pratique et une conscience aigüe du besoin, du désir, et de la différence qui existe entre les deux.
Pour manger moins, il faudrait donc commencer par manger plus lentement, en pensant à ce que l’on mange.
Cette satiété que nous avons perdue est d’abord visible dans le champs primaire et quotidien de l’alimentation où nous avons souvent rompu les digues de la raison et de l’apport nécessaire pour basculer dans une surconsommation, voire une gloutonnerie qui portent en elles le germe de bon nombre de nos désordres, physiques, psychiques mais aussi systémiques. Nous ne cherchons pas la satiété puisque nous ne savons plus ce que c’est, nous cherchons à être rassasié, repu, rempli, comme pour ne laisser aucune place au doute d’avoir suffisamment mangé.
Pourtant, peut-être y a-t-il dans l’observation et la compréhension de nos désordres alimentaires, les éléments de réponse à nos comportements économiques et sociaux et d’abord à ce qui nous prive de notre conscience au moment de nous nourrir, c’est à dire la vitesse à laquelle nous mangeons et qui dépasse celle de la satiété, mais aussi les distractions de toutes natures qui réduisent le temps de mastication et qui empêchent la conscience de ce que nous ingérons. Pour manger moins, il faudrait donc commencer par manger plus lentement, en pensant à ce que l’on mange.
Le dépassement de nos besoins et l’inflation de nos désirs donnent à la croissance un carburant dont on ne manque jamais.
Même si l’alimentation est un sujet majeur et que l’explosion de l’obésité démontre notre incapacité à respecter les équilibres nutritifs, la disparition de la satiété est un mal qui va bien au-delà de nos repas et qui caractérise notre modèle de société, celui de la consommation ininterrompue. Il fut un temps où l’acte de consommation était ancré dans le temps et l’espace, encadré par un rythme, fut-il hebdomadaire, celui du marché par exemple, puis il s’est déplacé pour investir chaque jour de la semaine, puis le samedi, puis le dimanche, puis les jours fériés, puis la nuit, puis – avec l’apparition d’internet et du commerce en ligne – la consommation est devenue permanente.
Les sujets de la croissance et de la décroissance font débat et opposent des camps qui semblent souvent irréconciliables à force de caricatures.
Dans le même mouvement, la consommation, qui ne concernait qu’un certain nombre de biens, a envahi la totalité des activités de nos vies pour finalement nous permettre d’acheter, de louer, de nous abonner, de jouer, de regarder, d’écouter, de lire, de profiter de tout, tout le temps, partout, sans aucune limite autre que celle de l’argent. Dans cette ère de la consommation intégrale et ininterrompue, le besoin ne présente aucun intérêt économique puisqu’il est déterminé, limité et donc comblable ; seul compte le désir, qui à l’inverse, est extensible à l’infini, car ses limites reculent inexorablement au fur et à mesure qu’on le satisfait. Le dépassement de nos besoins et l’inflation de nos désirs donnent à la croissance un carburant dont on ne manque jamais. Qu’importe les crises, les catastrophes, les guerres, passée la période de la nécessité, le désir consumériste renait et reprend son travail.
Or, dans cette crise de l’anthropocène où nous sommes désormais totalement entrés et qui nous met face aux conséquences catastrophiques de nos choix et de nos modèles économiques, les sujets de la croissance et de la décroissance font débat et opposent des camps qui semblent souvent irréconciliables à force de caricatures. Certains plus habiles, ont tenté d’introduire la notion de frugalité, de sobriété et même de « sobriété heureuse », mettant en lumière que « moins c’est mieux » et que de cette sobriété pouvait surgir de nouveaux équilibres et probablement un certain bien-être, voire un bien-être certain.
Il est d’ailleurs symptomatique que dans nos sociétés d’abondance, nous passions notre temps à gérer du manque et sa sœur jumelle, la frustration, tous deux nés justement de la création ex nihilo d’une demande que l’on ne peut satisfaire.
Mais voilà, il y a dans l’idée même de sobriété, le consentement à une forme de privation qui heurte violemment et profondément tout ce sur quoi nous avons fondé le progrès dans son acception contemporaine, alors qu’il y a dans la satiété l’atteinte d’un contentement, d’une réalisation qui se résume à ces quelques mots « j’en ai assez ». Cela peut paraître anodin, mais que se passerait-il si nous étions capables de dire, simplement, « merci, j’en ai assez », je laisse la part suivante à celui qui n’en a pas assez. La face du monde serait changée. Mais voilà, nous n’en avons pas assez, jamais. Il est d’ailleurs symptomatique que dans nos sociétés d’abondance, nous passions notre temps à gérer du manque et sa sœur jumelle, la frustration, tous deux nés justement de la création ex nihilo d’une demande que l’on ne peut satisfaire.
Cette inflation permanente du désir, de la frustration et de la production de son remède, remplissent et se nourrissent à la même mamelle, celle de la croissance.
En réalité, peut-être faudrait-il ramener nos controverses à la mesure de chaque humain, de ses besoins, de ses désirs et de ce qui les différencie, non pour éliminer le désir, encore moins pour le restreindre dans son intensité, mais pour le dédier à ce qui embellit vraiment la vie en commençant par l’amour, la liberté, la solidarité, les arts et l’observation de la nature. Or, l’ère moderne est celle de la production effrénée de désirs absurdes et de l’organisation économique de leur réalisation. Nous vivons depuis l’avènement de la société de consommation, dans la civilisation de l’accumulation, qu’il s’agisse de biens, de moments ou d’expériences, c’est à dire dans un monde où l’appétit est indéfiniment attisé et où finalement, nous ne sommes jamais rassasiés. Cette inflation permanente du désir, de la frustration et de la production de son remède, remplissent et se nourrissent à la même mamelle, celle de la croissance.
Pourtant, d’Adam Smith à Stuart Mill ou du Club de Rome au modèle Solow-Swan, de nombreux auteurs et penseurs ont prédit la nécessaire fin d’un développement reposant sur une croissance infinie dans un monde fini, ainsi que les seuils de satiété à partir desquels il était possible de construire des modèles économiques et sociaux durables car stables, c’est à dire sans croissance ni décroissance (Steady State Economy). Mais confrontés à nos obsessions d’accumulation et combattus par les sponsors de la création de richesse et les champions de sa captation, ces modèles demeurent – pour l’heure – uniquement théoriques.
Nous en sommes toujours à étirer un modèle qui ne permet plus un progrès durable et à tenter de l’amender en attendant que la nécessité nous impose les alternatives que nous ignorons ou que nous craignons.
En 1848, dans « Principes d’économie politique »John Stuart Mill nous livre cette saisissante critique: « Que l’énergie de l’humanité soit appliquée à la conquête des richesses, comme elle était appliquée autrefois aux conquêtes de la guerre (…) cela vaut mieux que si l’activité humaine se rouillait en quelque sorte et restait stagnante. Tant que les esprits sont grossiers, il leur faut des stimulants grossiers : qu’ils les aient donc. Cependant, ceux qui ne considèrent pas cette jeunesse du progrès humain comme un type définitif seront excusables peut-être de rester indifférents à une espèce de progrès économique dont se félicitent les politiques vulgaires […]. Je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de se féliciter de ce que des individus déjà plus riches qu’il n’est besoin doublent la faculté de consommer des choses qui ne leur procurent que peu ou point de plaisir, autrement que comme signe de richesse […]. » et de conclure « « j’espère sincèrement pour la postérité qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité ». 175 ans plus tard, nous en sommes toujours à étirer un modèle qui ne permet plus un progrès durable et à tenter de l’amender en attendant que la nécessité nous impose les alternatives que nous ignorons ou que nous craignons.
Ces changements impliquent de rechercher et de trouver de nouveaux équilibres en modifiant drastiquement notre rapport au monde et en acceptant de réduire l’empreinte que nous y laissons, non poétiquement, mais matériellement.
Ainsi, partir du besoin ne serait pas un recul, mais la prise en compte d’une réalité qui rime avec « assez ». En avoir assez, en avoir moins qu’assez ou en avoir plus qu’assez. « Le monde contient bien assez pour les besoins de chacun, mais pas assez pour la cupidité de tous » avait prédit Gandhi, or, cette cupidité n’est rien d’autre que notre désir quotidien d’obtenir plus que la veille. Dans cette course pour rassasier nos désirs, nous avons perdu les repères qui permettent de conjuguer deux facteurs du progrès: La « dynamique » – car l’humain est mu par son désir d’avancer – et « l’équilibre » – pour éviter la chute qu’induit le mouvement. Pourtant, cette faculté de régulation bénéfique existe partout dans la nature et dans notre propre organisme, c’est « l’homéostasie ».
Les défis qui se dressent devant nous appellent de notre part des changements réels et profonds d’appréhension et d’action, et ce, pour l’ensemble des fonctions fondamentales de nos vies: Se nourrir, se déplacer, communiquer, produire, stocker, consommer. Ces changements ne se contenteront pas de « plans sobriété » comme s’il s’agissait d’une action passagère, dictée par l’actualité. Ces changements impliquent de rechercher et de trouver de nouveaux équilibres en modifiant drastiquement notre rapport au monde et en acceptant de réduire l’empreinte que nous y laissons, non poétiquement, mais matériellement. Pourtant, ll ne s’agit pas non plus de régresser, mais d’inventer les nouveaux modes de vie fondés sur l’intelligibilité de ce que nous faisons, sur le sens de nos actions et sur la mesure de nos existences. Ces changements commencent par un nouveau rapport au temps, un nouveau rapport à la satisfaction de nos besoins et à une conscience beaucoup plus claire de notre façon d’habiter le monde et de nous y comporter pour ce que nous sommes, des passagers.
Du même auteur, sur StripFood :
Lien vers le site de Xavier Alberti : Le temps d’écrire