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Crédit photo : Charly Ho
Nos vies sont parsemées de repas, à deux, à quatre, à trente, gourmands, tristes, joyeux, amoureux, extraordinaires, familiaux, professionnels, cauchemardesques, amicaux, du dimanche ou en semaine, du matin, du midi ou du soir, à Paris, à Fonjoncouse ou à Pila-Canale, à la maison, à la cantine ou au restaurant, ils forment une ligne continue qui dessine l’itinéraire de nos histoires.
Si nous oublions parfois ce que nous y avons mangé, nous nous souvenons souvent de ce qui s’y est dit, des lieux qui les accueillaient ou des convives qui y assistaient, et nous n’oublions jamais ce qui, jour après jour, y a été appris.
Manger est « un fait social total » comme l’a expliqué Marcel Mauss, c’est à dire une activité qui engage la totalité de la société et autour de laquelle nous avons fondé notre civilisation. Or si notre alimentation devient au fil du temps et des enjeux qui l’accompagnent, le sujet de toutes nos attentions pour définir ce qu’il est bon pour nous et pour la planète que nous ingérions, il semble que dans le même temps, nous nous soucions de moins en moins de savoir comment nous cuisinons et comment nous mangeons.
Pourtant, la table à manger et la cuisine sont des lieux où se joue beaucoup plus que l’acte de se nourrir et où se définissent les fondements de nos modèles sociaux à commencer par l’apprentissage des gestes, des règles et des codes jamais écrits et pourtant légués de générations en générations pour construire une identité.
C’est effectivement dans les cuisines de nos aïeux et autour des tables qui s’y trouvaient qu’ont été pétris nos modèles culturels, souvent cultuels, sociaux et symboliques. « Manger c’est faire du soi avec de l’autre » par le fait d’ingérer d’abord, mais aussi par la commensalité, c’est à dire le fait de partager la table avec d’autres, et donc d’y partager le goût, l’odeur, la texture, les gestes, les rites, les interdits, et cet ingrédient qui les lie tous, la conversation.
Car la table n’est pas un espace anodin, c’est une figure cosmogonique, le récit des légendes et des histoires de nos familles, d’abord à la table de la famille où l’on nait et où nous apprenons, ensuite à la table de la famille que l’on fonde et où nous éduquons, enfin à la table de la famille qui nous succède et où nous léguons.
Toutes ces formes de transmission à table et dans la cuisine découlent des rites qui y sont pratiqués et des mythes qui y sont narrés pour que la prochaine génération les transmette à la suivante. C’est dans la cuisine que l’on apprend à battre et étirer la pâte feuilletée pour en faire cette très fine feuille dont on tirera la croustade du Gers, la tourtière landaise ou le pastis gascon; c’est dans la cuisine, réunis autour du mortier pour y piler l’ail, qu’on apprend à monter un aïoli, en incorporant l’huile d’olive, lentement, patiemment; c’est à table que l’on apprend à humer un verre de vin, à le gouter et à en parler des heures; c’est autour de la table du petit-déjeuner que l’on découvre l’histoire de la tante Zoé, de son marin et de l’honneur qui ne sert qu’une fois; c’est au diner du réveillon de Noël que l’on apprend les 13 desserts et leurs significations; c’est autour de la table que l’on devine les peines et les cicatrices de nos parents et de nos anciens, que l’on se transmet les secrets familiaux et que l’on appréhende les pouvoirs et les influences… c’est ainsi que toute mon enfance, j’ai vu ma mère servir mon grand-père en premier et elle en dernier… et sans qu’on ait eu besoin de me l’expliquer, j’ai compris ce que cela signifiait. Je ne porte pas ici de jugement de valeur, je dis simplement que ce sont les rites qui font tenir notre monde debout et que ce qui se passe à table et dans la cuisine en forme l’épine dorsale.
C’est aussi à table que l’on partage par la parole le récit de nos vies, les avis que nous construisons, la verse et la controverse, le mot de trop et l’excuse, le mot trop haut et le silence, l’argument et la réfutation… la table c’est le scène du théâtre de nos vies, tantôt dramatique, tantôt lyrique, tantôt intime, tantôt politique, c’est à table que se dessinent les architectures de nos personnalités et de nos existences et c’est même là que se matérialisent le manque et le deuil, comme dans ces vers Sully Prudhomme:
« C’est aux premiers regards portés,
En famille, autour de la table,
Sur les sièges plus écartés,
Que se fait l’adieu véritable. »
La France a fait de sa table un des marqueurs de son identité, d’abord par la richesse de sa cuisine (issue de son extraordinaire terroir et de ceux qui le travaillent au quotidien, agriculteurs, éleveurs et cuisiniers) mais aussi par la permanence de ses repas, de leur régularité et de leur pérennité. Ainsi la France est-elle le pays au monde où l’on passe le plus de temps à table et surtout le pays où tout le monde y passe en même temps. Cette synchronicité n’a rien d’un détail car elle marque la respiration d’un peuple qui partage par ces moments synchrones une cadence sacrée.
À l’heure où notre capacité à vivre ensemble et à vivre en paix est de plus en plus fragilisée, il se pourrait que la table soit un instrument de dialogue, de partage et de (ré)conciliation, car manger ensemble est une construction sociale qui témoigne de notre degré de civilisation.
Pourtant, dès les années 70, un invité inattendu est venu briser le cercle sacré de la table, la télévision. Dans beaucoup de familles, cette intruse a volé la fonction narrative de la table en captant les regards et les attentions et en privant la table de ce qui la fait vivre, la parole. Or, c’est dans l’échange sur ce que l’on mange, sur ce que l’on a fait le matin, ce que l’on va faire l’après-midi, sur ce que l’on ressent, pourquoi on n’a pas faim ou trop faim, que se coud l’histoire de nos familles et les règles et les codes implicites qui en découlent. Sans la conversation, les yeux des convives rivés sur un écran, la table devient un lieu de mastication solitaire où l’on n’a même plus la conscience de ce que l’on avale.
Après la télévision, ce sont les plats préparés et le four micro-ondes qui sont venus remplir le vide que nous avions laissé dans les cuisines, en les privant de leur fonction fondamentale, s’y réunir pour faire à manger… c’est à dire choisir des produits, les peler, les découper, les vider, les assembler, les goûter, les cuisiner, les goûter de nouveau, les présenter, les partager, écrire la recette sur le petit carnet posé dans le tiroir du bas, puis un jour accueillir celui ou celle à qui on va « passer » cette recette, puis telle autre, toutes ces recettes de toutes les madeleines qui parsèment toutes nos enfances et qui font battre un peu plus vite nos coeurs d’adultes. Il n’existe pas de madeleine de Proust qui soit découpée dans une barquette en plastique micro-ondable et il n’y a rien à écrire sur le petit cahier puisque dans un monde où rien ne se mérite, toutes les recettes sont les mêmes: « Décoller l’opercule en plastique, placer la barquette dans le micro-ondes et chauffer 3 minutes à 900 watts. »
Puis, pour continuer de rattraper tout ce temps qui nous manque tant, nous avons décidé qu’il fallait que la restauration soit rapide, quitte à manger n’importe quoi, avec les mains, assis, debout ou même en marchant, et de plus en plus souvent seul… Au pays où le repas est classé au patrimoine de l’Humanité par l’Unesco, il y a désormais plus de fast foods que de restaurants traditionnels… qui l’eut cru.
Enfin, l’individualisation alimentaire est en train de terminer le travail de désocialisation de la table. Les végétaliens, les végétariens, les vegan, les fruitaristes, les lacto-végétaristes, les ovo-végétaristes, les hyper-protéïniques, chacun pose désormais son régime alimentaire sur la table comme autant d’étendards de son droit à la libre alimentation, politisant l’aliment et interdisant de fait que l’on puisse tenter cette aventure devenue improbable, partager le même plat.
Au final, dans cette façon très moderne de vouloir aller vite et d’être toujours « seul ensemble », de plus en plus souvent nous finissons alignés, chacun mangeant devant son écran ce qu’il a commandé sur un site internet et que des inconnus ont fait réchauffer dans une cuisine que nous ne connaissons pas.
Nous pourrions rire de cette photographie d’une époque incongrue si elle ne dessinait en creux la fin de la meilleure façon de « faire ensemble » dans un monde qui se décline de plus en plus à la première personne du singulier.
Que nous resterait-il si nous ne partagions plus ni la table, ni ce que l’on y mange, et finalement que perd-on à s’extraire de la contrainte du repas en commun ? Partager une table ou un plat c’est faire acte de communion, c’est accepter et transmettre les règles qui permettent à une société de se retrouver autour d’une gestuelle, d’un ordonnancement, du rythme des jours, des saisons et des fêtes, des goûts partagés, bref de tout ce qui concoure à forger des valeurs centrales de cohésion.
Il ne s’agit pas de ressusciter un monde qui n’est plus mais de préserver ce qui en constitue les fondements et de se souvenir que la socialisation et l’éducation nécessitent des espace-temps qui permettent la transmission et l’échange. Sans eux, les règnes du temps et de l’égo nous enferment, nous séparent puis un jour, inéluctablement, nous opposent. Dans ce monde où nous prenons pour acquis que rien ne remettra plus jamais en cause ni la paix, ni l’humanisme, nous oublions qu’ils sont des constructions sociales qui exigent des lieux et des temps propices à leur édification et à leur maintien.