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Dans ce premier volet de la série « Nous et la viande », Bruno Parmentier revient sur l’évolution de notre consommation dans le temps. Portée par des motivations très différentes selon les consommateurs (budget, santé, climat, bien-être animal), sa déconsommation apparaît chez nous comme désormais inéluctable. Ce n’est en revanche pas vraiment le cas pour de nombreux pays dont la Chine qui a vu sa consommation de viande passer de 14 à 60 kilos dans les 40 dernières années ! Résultat, les experts imaginent un quasi-doublement de la consommation mondiale de viande dans les prochaines décennies.
Les évolutions sont absolument similaires dans tous les pays du monde. Dans les pays pauvres (ce qui était le cas de l’Europe jusqu’au 19e siècle), seuls les aristocrates mangeaient de la viande, et les bourgeois en rêvaient. C’est peu de dire que Louis XIV était carnivore, et il mangeait à profusion des viandes réputées nobles, de son rang (cygnes, paons, cigognes, hérons et cormorans !) ; pendant ce temps-là, le peuple mangeait du pain, quand il y en avait, et du vin.
La « poule au pot » (le dimanche) promise par Henri IV était encore très loin de se généraliser et le peuple avait trop souvent faim. La France a connu 11 disettes au 17e siècle, 16 au 18e. Cependant, à la fin du 18e, grâce au génie marketing de Parmentier, on se met à manger du pain et des pommes de terre, ce qui a notablement amélioré la sécurité alimentaire. Mais rappelons que le 14 juillet 1789, ce qui manquait à Paris, c’était du pain, on n’y parlait pas de viande ! Il y a quand même eu 10 disettes au 19e, et même au 20e siècle les deux guerres mondiales ont provoqué pénuries et rationnements.
Plus on s’enrichit, plus on consomme davantage de viande.
Dans les années 30, les bourgeois mangent de la viande et des laitages, mais le peuple est encore majoritairement au menu pain, pommes de terre, soupe et vin. En moyenne, on mange 30 kilos de viande et autant de lait par an et par personne. Et puis on s’enrichit, et, comme partout dans le monde, quand on a un peu plus de revenus, on commence par manger davantage de produits animaux.
Dans les années 50, on arrive à 50 kilos par personne (de viande et autant de laitages). Et là, on voit bien que la culture populaire change : si le paysan continue à « gagner son pain à la sueur de son front », l’ouvrier va à l’usine pour « gagner son bifteck », puis il y retourne pour « mettre du beurre dans les épinards ».
Dans les années 80, on en est à 80 kilos de viande, et au tournant du siècle, en l’an 2000. on atteint le maximum : quasiment 100 kilos de viandes et 100 kilos de laitages par Français. Bien évidemment, l’élevage fait un bond en avant considérable en dans les pays européens, à tel point que certains ont pu le qualifier d’industriel : poulaillers de 50 000 poules, porcheries de 800 truies, étables de 200 vaches, même si ces chiffres restent petits à l’échelle mondiale.
Evolution de la consommation de viande et de lait en France (kilo / an / hab). Sources : Enquêtes INCA sur la consommation, PERSEE, Ministères de la Santé et de l’Agriculture, INSEE, Viandes-info).
Evolution de la consommation des principales denrées de base entre 1950 et 2007. Source : INSEE et Ministère de l’Agriculture.
Mais c’est bien entendu une erreur de penser que cette évolution fort rapide vers une consommation massive de produits animaux allait se continuer indéfiniment. Les Français ne mangeront jamais 200 ou 300 kilos de viande par an ! En fait, le maximum de la courbe a été atteint en l’an 2000, date à partir de laquelle la consommation a commencé à diminuer : on en est actuellement autour de 80 kilos de viande et 90 kilos de laitage annuels par Français.
Dans un pays démocratique, c’est très compliqué d’obliger les gens à manger autre chose que ce dont ils ont envie.
Les campagnes actuelles (tant culturelles que politiques) visent à accélérer ce processus de décroissance. Le renchérissement du prix de la viande y participe également, ou d’autres phénomènes comme la fermeture des restaurants et cantines pendant les confinements COVID (on y mange beaucoup plus de viande qu’à domicile). Mais il faut se rendre compte que, dans un pays démocratique, c’est très compliqué d’obliger les gens à manger autre chose que ce dont ils ont envie. Il me semble raisonnable d’imaginer que, dans une ou deux décennies, les Français consommeront entre 50 et 60 kilos de viande. Cela veut dire que la décroissance à venir sera probablement 2 fois plus forte que celle des 20 dernières années.
Le nombre de végétariens ou végans va probablement augmenter, mais ils resteront inévitablement minoritaires dans la société. L’histoire nous a montré que les choses n’étaient pas aussi simples : on peut citer parmi les végétariens célèbres : Hitler, les Beatles, Bob Dylan, Joan Baez et Léonard Cohen, Michael Jackson, Madonna et Prince, Léonard de Vinci et Einstein, Pythagore, Socrate et Ovide, Lamartine, Tolstoï et Marguerite Yourcenar, Martin Luther et Martin Luther King, Martina Navratilova et Carl Lewis, et même l’acteur qui incarna Tarzan, Johnny Weissmuller. On ne peut que constater qu’ils n’ont pas fait beaucoup de disciples !
Lors d’une enquête de l’IFOP pour France Agrimer en 2020, seuls 2,2 % des Français interrogés déclaraient avoir adopté un régime sans viande (pescétarien, végétarien ou végan), 24 % limitaient volontairement leur consommation de viande et se classaient parmi les flexitariens. ; les 74 % restants se classaient parmi les omnivores qui mangent de tout.
Régimes alimentaires déclarés des Français (IFOP 2020)
Si les végétariens et végans sont motivés avant tout par la cause animale, du côté des flexitariens déclarés, il s’agit davantage de la recherche de bien-être personnel avec en tête la santé mais aussi l’environnement, le bien-être animal et le budget. Pour les flexitariens non déclarés, il s’agit avant tout d’une motivation budgétaire et de santé. (source : étude IFOP 2020).
En effet, se passer totalement de viande, voire de tous les produits animaux (lait, œufs, cuir, et même miel et laine) c’est une autre affaire, d’abord philosophique. Et cela suppose de faire beaucoup plus attention à ce que l’on mange pour être sûrs d’absorber tout ce qui nous est utile, par exemple de consommer, outre les légumineuses, beaucoup plus de noix et autres fruits à coque. Nombre de nouveaux végans commencent par souffrir de carences, voire d’anémies, avant de maîtriser le sujet et leur santé. Le plus difficile étant souvent la vitamine B12, qu’il faut le plus souvent absorber sous forme de compléments alimentaires.
En revanche, l’idée de ne plus manger de la viande midi et soir a fait son chemin, de même que celle de ne pas en consommer le vendredi, voire le lundi, tout comme celle de diminuer la taille des portions.
Evolution de la consommation de viande en France entre 2001 et 2021 (Source : FranceAgriMer)
La consommation reste extrêmement culturelle et les idées dominantes évoluent au fur et à mesure que le peuple arrive à une certaine satiété. D’ailleurs, si les patrons des grandes entreprises informatiques qui gouvernent le monde (les GAFA) deviennent végétariens, qu’est-ce que ça veut dire « manger comme le patron » aujourd’hui ? Les 3 principales familles d’opposants à la viande (qui ont toujours existé, mais qui étaient largement inaudibles il y a quelques décennies) commencent à faire leur chemin dans la tête des Français :
- Les diététiciens qui font remarquer qu’il est très mauvais pour la santé de manger en trop grande quantité des produits très riches et un peu difficiles à digérer. Ils constatent que les Français ne souffrent plus de la faim, mais commencent à souffrir des maladies de l’abondance : obésité, artériosclérose, cancer, diabète, etc. Même si cette évolution est plus lente que celle des États-Unis, car notre pays conserve une vraie culture alimentaire.
- Les défenseurs de la cause animale qui soulignent la violence inhérente aux élevages industriels et aux abattoirs, et qui rappelle sans cesse que pour pouvoir manger de la viande, il faut tuer des animaux qui ont pour la plupart connu des conditions d’élevage peu respectueuses, et que pour boire du lait, il faut que la vache ait accouché d’un veau que l’on a sevré prématurément.
- Les écologistes qui contestent la part très importante des surfaces agricoles qui sont consacrées, soit directement à l’élevage, soit à des cultures destinées à nourrir les animaux (en particulier la majorité du maïs, du soja et du colza et la moitié du blé mondial). En effet, la transformation de protéines végétales en protéines animales est un processus extrêmement peu rentable puisque l’animal au passage se chauffe, fabrique des boyaux, des os, des plumes, des poils, des pattes, etc. ; il faut environ 4 kilos de végétaux pour faire un kilo de poulet, 6 pour un kilo de porc, et 13 pour un kilo de vache ! En gros, un végétarien consomme 200 kilos de céréales par an ; quand il devient carnivore, il mange également indirectement toutes les céréales que mangent les animaux qu’il mange et sa ponction passe à 800 kilos de céréales par an. De plus, ils font observer que les ruminants pètent et rotent à longueur de journée du méthane, un gaz 28 fois plus réchauffant que le gaz carbonique, et contribuent ainsi fortement au réchauffement climatique.
Si un végétarien consomme 200 kilos de céréales par an, un carnivore mange quand à lui 800 kilos de céréales par an.
L’évolution naturelle de tous les pays du monde consiste encore un fois à augmenter très fortement la consommation de produits animaux au fur et à mesure de leur enrichissement, puis à la diminuer lorsque ces produits sont devenus d’usage courant et banal.
Il y a bien sûr des différences culturelles entre les pays ; par exemple, en Chine, on mange de la viande, mais peu de lait (ils sont majoritairement intolérants au lactose), alors qu’en Inde on boit beaucoup de lait, mais la majorité des gens sont végétariens, et au Japon on se fixe beaucoup sur le poisson et les algues. Les juifs et les musulmans ne mangent pas de cochons ; les Chinois mangent des chiens et des insectes, les Français des escargots et des cuisses de grenouilles. A chaque fois cela suscite l’incompréhension des autres peuples.
Il faut compter également avec l’évolution de la culture ; par exemple, en France, le cheval a changé de sexe dans la 2e moitié du 20e siècle. Dans les années 50, il y avait des boucheries chevalines pratiquement dans chaque ville ; le cheval était « macho » ; il symbolisait la force et la souplesse, et nous étions content d’en manger, par exemple, avant chaque examen (c’était, l’époque où on donnait aussi de la cervelle aux enfants en espérant que ça leur en donnerait…). Alors que maintenant 80 % des gens qui montent à cheval sont des jeunes filles de 15 à 25 ans ; le cheval est alors devenu un ami : on le caresse, on lui parle, on le bichonne, on lui offre une belle retraite paisible, et il est devenu hors de question de le manger en rôti ; résultat : les boucheries chevalines ont toutes fermé les unes derrière les autres, et on a eu droit à un véritable scandale lorsqu’on a découvert de la viande de cheval roumain dans les lasagnes ! De même, la consommation de viande de lapin est devenue très problématique dans les familles où les enfants ont presque tous un doudou représentant cet animal, voire un lapin nain comme animal de compagnie. Gageons que dans quelques décennies, quand la transplantation d’organes de cochons aux hommes sera devenue une pratique courante dans les hôpitaux des pays riches, les charcuteries seront à leur tour menacées !
Changement d’époque : cette ancienne boucherie chevaline située rue de la Roquette à Paris a été rebaptisée « CheZaline » en hommage au chanteur Christophe.
Les différents pays du monde sont dans des époques différentes de cette évolution ; la consommation de viande des Chinois, par exemple, est passée de 14 à 60 kilos dans les 40 dernières années, au moment même où la population doublait. La Chine a donc multiplié par 8 sa consommation de viande, ce qui représente une ponction absolument invraisemblable sur les ressources de la planète. Le Vietnam est dans une évolution similaire. Du coup, dans ces pays très centralisés et collectivisés, on met actuellement en place des élevages dont la taille est inimaginable en Europe.
Chine : la plus grande porcherie du monde. « Fin août 2022, la production d’une méga-ferme porcine de 26 étages et de 600 000 cochons a démarré dans le Hubei, une province du centre-est du pays. (La France Agricole, septembre 2022).
L’Afrique en revanche n’en est qu’au tout début du processus de croissance… et on ne voit pas très bien de quel droit on leur interdirait de viser eux aussi la poule au pot le dimanche ! Même si le slogan « Zébu frites pour tous » semble radicalement hors de leur portée.
Menu « Fondant de zébu frites » au menu du restaurant « Le Prestige » à Madagascar.
Résultat, les experts imaginent un quasi doublement de la consommation mondiale de viande dans les prochaines décennies, et ce malgré les efforts de diminution qui auront lieu dans les pays développés. On passerait de 300 à 500 millions de tonnes consommées par an. Cela représente un véritable défi écologique pour la planète ; il n’est absolument pas sûr que nous ayons les ressources suffisantes pour ce faire.
Si les tenants de la gastronomie française ont envie de permettre à l’ensemble des peuples de la planète de manger aussi bien que nous, c’est-à-dire 7 bœufs, 33 cochons et 1 300 poulets chacun au cours de leur vie, lorsque nous serons 10 milliards, cela voudrait dire qu’il faudrait élever 70 milliards de bœufs, 330 milliards de cochons et 13 000 milliards de poulets !
Dans ce deuxième volet de la série « Nous et la viande », j'ai demandé à Bruno Parmentier quel était vraiment le lien entre consommation de viande et réchauffement climatique ? Réduire sa consommation de viande et en profiter pour privilégier la qualité comme la propose la filière française semble clairement une bonne option à la fois pour notre porte-monnaie, notre santé et notre impact sur l'environnement.