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Emilie Orliange a suivi durant trois ans plus de 90 collégiens de la 5e à la 3e dans un établissement de Charente à travers le programme éducatif AFCC (Arts de Faire Culinaires au Collège). Son ambition ? Prouver des bénéfices concrets pour les élèves et les familles, mais aussi pour les équipes éducatives. Pourtant, alors que les résultats sont là, personne ne s’en sert vraiment. Frustrant.
Qui es-tu Émilie Orliange ?
Après des études en marketing, je me suis lancée en 2013 dans une thèse en Comportement du consommateur, à l’Université de Poitiers, dont le sujet était « La montée en compétences culinaires et l’autonomie alimentaire des collégiens » grâce au suivi du programme AFCC. Aujourd’hui, je vis à la campagne, toujours en Charente, non loin d’Angoulême, et je suis notamment experte en méthodologie de projet en éducation alimentaire, via mon entreprise Proj’Educ Lab.
Pourquoi le sujet de l’alimentation ?
Quoi que l’on fasse, il faut dire qu’on finit toujours par manger parce que c’est ça le plus important, à savoir prendre du plaisir à partager ensemble un moment convivial autour de quelque chose de bon au goût et pour la santé. C’est, je pense, pour cela que je recherche du sens à travers l’alimentation.
Peux-tu nous parler du programme AFCC (Arts de Faire Culinaires au collège) ?
Dans le cadre de mon projet de recherche-action, j’ai contribué de 2013 à 2017 au développement du programme éducatif pilote « Arts de Faire Culinaires au Collège ». Le pilote a été lancé dans un collège d’environ 350 élèves à Angoulême, avec 60 % d’élèves issus de parcours migratoires et majoritairement de milieux défavorisés.
Ce projet est né dans la tête d’une diététicienne, Marie-Line Huc (à l’époque présidente de l’association CENA), qui voulait remettre des cours de cuisine au collège, et de Françoise Cuisiner (au nom prédisposé !), la principale du collège pilote. La particularité de ce projet était d’arriver à prouver de façon concrète et scientifique les bénéfices des actions à la fois pour les élèves, les familles et la communauté éducative. On a voulu démontrer pendant ces trois années que cela permettait une montée en compétence et en autonomie dans la pratique alimentaire et culinaire pour ces collégiens. J’ai pour cela mené une recherche exploratoire très expérimentale, c’est-à-dire que j’ai construit cette recherche-action en même temps que nous menions et développions le projet. J’avais donc une double casquette, pas toujours facile à concilier : d’ingénieure de la recherche action et chargée de la méthodologie du projet (conception, formalisation du projet, recherche des financements, suivi et évaluation, promotion et valorisation du projet).
Nous avons décidé de guider les élèves sur l’itinéraire complet du mangeur : de la graine à l’assiette, pour finir dans la bonne poubelle.
Ces années furent très riches d’enseignements pour chaque membre de notre groupe de pilotage : Marie-Line Huc (diététicienne), Françoise Cuisinier (principale du collège pilote), moi-même (chargée de méthodologie de projet et de la recherche scientifique), Caroline Bayle (animatrice culinaire), Florence Raillat-Rouet (enseignante de SVT) et l’IREPS Nouvelle Aquitaine.
Grâce à Caroline Bayle, une animatrice culinaire (ancienne enseignante de mathématiques du collège reconvertie par passion de la cuisine) et une enseignante de SVT très motivée, nous avons mis au point, au départ, des ateliers de cuisine. La principale a fait des démarches auprès de l’éducation nationale pour obtenir une reconnaissance comme projet pilote innovant afin de pouvoir mobiliser des membres de l’équipe éducative et surtout intégrer ces ateliers de cuisine dans le cursus obligatoire du niveau 5e (au cours de SVT car le programme de 5e traite notamment le système digestif et l’alimentation). Cela a clairement fait toute la différence.
Concrètement, quel était le contenu de ce programme ?
Très rapidement, nous avons décidé de guider les élèves sur l’itinéraire complet du mangeur (de la graine à l’assiette, pour finir dans la bonne poubelle). L’idée était de coller au maximum au programme scolaire.
Pour le niveau 5e, nous avons mis en place des actions régulières et répétées sur les thèmes de la pratique culinaire et de l’éveil aux goûts. Nous avons également amorcé des réflexes de prudence concernant la publicité et le marketing agroalimentaire ;
En 4e, nous avons mis en place des ateliers de cuisine sur la forme de volontariat via un « Club Cuisine ». Nous avons également intégré dans le cadre des cours d’arts plastiques des contenus autour du design de l’emballage et du marketing. On a appris aux élèves à comprendre puis concevoir un packaging, coachés par des étudiants en design-packaging.
En 3e, en pleine période d’orientation, nous avons travaillé autour des métiers (agriculture, alimentation et métiers de bouche). Concrètement, nous avons emmené les élèves dans un CFA, dans un restaurant d’application à la découverte des métiers de bouche et pour déguster, ensemble, un repas gastronomique. « Même si nous avions une validation des recettes par une diététicienne nous n’avons jamais eu pour objectif de transmettre des informations purement nutritionnelles. » Ceci n’est qu’un aperçu du programme AFCC, car nous avons testé et évalué plus de 30 ateliers autour de l’alimentation.
Quels sont les freins que vous avez rencontrés ?
En 2013, à l’époque, quand on expliquait que l’école était aussi légitime pour l’éducation à l’alimentation, on nous riait un peu au nez, car pour beaucoup c’était le rôle réservé aux familles. Cela a bien changé depuis, en particulier avec la création de la plateforme pédagogique Eduscol, née en 2015. C’était la première fois que les ministères de l’Agriculture et de l’Éducation nationale s’entendaient pour pouvoir soutenir ensemble l’éducation à l’alimentation, au goût et à l’agriculture. Aujourd’hui c’est une obligation légale pour l’école, notamment dans son rôle « d’école promotrice de santé » sauf qu’il n’y a ni les moyens, ni les ressources, ni les compétences pour le faire bien. Aujourd’hui, il n’y a pas de programme commun aux écoles, il n’y a que des initiatives souvent cachées et ni évaluées, ni valorisées. Eduscol répertorie bien des initiatives (dont le programme AFCC d’ailleurs), mais c’est au bon vouloir de chaque établissement qu’il revient de les mettre en place et d’établir un suivi.
L’éducation du jeune consommateur à mieux se nourrir et à acquérir des comportements plus favorables à la santé apparaît aujourd’hui comme une nécessité indiscutable et le rôle à jouer par l’école est central.
De plus, encore une fois, ces initiatives sont souvent développées discrètement par peur de se trouver évaluées et de devoir rendre des comptes.
Nous rencontrons aussi beaucoup de freins car les équipes éducatives déclarent ne pas avoir de temps pour ces projets car ils se consacrent prioritairement aux programmes scolaires toujours plus lourds. De plus, avec de nombreuses réformes, demandant à l’école et aux équipes de direction d’assumer toujours plus de missions, les équipes sont perdues et parfois découragées. C’est bien pour cela qu’il faut que les projets autour de l’alimentation soient intégrés directement aux programmes scolaires obligatoires et doivent permettent de faire du lien entre les programmes eux-mêmes.
Entre 2017 et 2021, plusieurs rapports conjoints des ministères de l’Éducation, de la Santé et de l’Agriculture se sont accordés sur le fait que l’éducation du jeune consommateur à mieux se nourrir et à acquérir des comportements plus favorables à la santé apparaît aujourd’hui comme une nécessité indiscutable et que le rôle à jouer par l’école est central.
Il faut passer de l’aliment déconstruit sous forme de nutriments (quantitatif), déconnecté de l’usage quotidien des jeunes, à une approche globale de l’alimentation (qualitatif).
« En ce début de XXIe siècle, après avoir appris à lire, écrire et compter à nos enfants, il faut aussi leur apprendre à consommer sain et durable », soulignait Périco Légasse, journaliste, en septembre 2018 dans la Commission d’enquête de l’assemblée nationale sur l’alimentation industrielle.
La pédagogie alimentaire doit prendre sa place à travers un volet alimentation dans les projets d’établissement. Pour que les jeunes puissent devenir acteurs de leur propre alimentation, les actions sont à prévoir sur plusieurs années. Il s’agit d’éducation alimentaire et culinaire grâce, par exemple, à l’ouverture des cuisines scolaires. La présence de l’aliment, les expériences concrètes et l’éveil au goût sont essentiels.
Cela permet de passer de l’aliment déconstruit sous forme de nutriments (quantitatif), déconnecté de l’usage quotidien des jeunes, à une approche globale de l’alimentation (qualitatif) : sensorialité, plaisir de cuisiner, de toucher, de sentir, de reconnaître les aliments, de savoir d’où ils viennent, etc. Ces initiatives sont fédératrices entre personnels de l’école, parents et enfants.
Ces recommandations ont renforcé certains points déjà mis en place et évalués par le programme AFCC. Mais à la suite des limites que nous avons pu rencontrer lors du pilote, nous avons souhaité aller plus loin.
Pourquoi le collège et les adolescents ?
Nous avons clairement à cette période-là de la vie une fenêtre pour pousser les jeunes à devenir acteurs de leur alimentation. C’est à cet âge-là qu’ils cherchent à devenir plus autonomes, à s’émanciper du cadre familial, afin de se démarquer avec leurs propres personnalités et préférences. Ils en profitent aussi pour faire leurs propres expériences et les parents commencent à leur faire confiance.
Mais ma conviction profonde c’est que cette éducation à l’alimentation par la mise en pratique doit se faire tout au long de la vie.
La transmission de connaissances sans la pratique au quotidien a peu d’impact.
Avez-vous fait évoluer le contenu de ce programme ?
En effet, depuis 2020, nous (Camille Darrigrand et moi-même) avons retravaillé le programme AFCC pour qu’il puisse être mis en place dans les collèges mais aussi les écoles primaires et les lycées. La recherche scientifique et le guide méthodologique nous ont permis de sélectionner les actions les plus pertinentes et ayant le plus d’impact. Nous avons aussi intégré de nouvelles notions telles que le développement durable et proposons de nouveaux ateliers en lien avec l’actualité comme celui autour du Nutri-Score (un indicateur important mais qui ne peut pas être pris au pied de la lettre). Nous mettons l’accent sur la sensibilisation aux produits locaux – de saisons – et au gaspillage alimentaire (en intégrant par exemple la pesée systématique des déchets en fin d’atelier avant de les composter). Le programme AFCC devient alors le projet pilote « L’Alimentation : j’explore et je choisis ».
Quelles sont les parties du programme qui ont eu le plus d’impact ?
Les ateliers de cuisine couplés aux ateliers d’éveil à la dégustation. Nous nous sommes rendu compte que la transmission des connaissances liées au goût sans la pratique au quotidien a peu d’impact.
Les ateliers dédiés au décryptage du marketing agroalimentaire (publicité et packaging) ont beaucoup surpris et marqué les élèves. Ils ont été amenés à se mettre à la place des marques pour comprendre les techniques employées pour les influencer en développant des packagings et des affiches de communication. Les enfants ont déclaré ne plus penser de la même manière quand ils retournent en magasin. Même si le but n’est pas de faire l’éducation des parents par les enfants, les parents nous en reparlent également, donc il se passe bien quelque chose dans le cadre familial et c’est positif.
Enfin, les interventions ou les visites chez les professionnels (marché, supermarché, jardin pédagogique, restaurant d’application…) ont aussi été des moments riches qui ont beaucoup marqué les élèves et parfois éveillé des vocations.
Quid de l’impact sur les familles ?
L’originalité de ce programme consistait à établir une passerelle entre les pratiques (culinaires, sensorielles, marketing, etc.) découvertes au collège et les habitudes familiales.
L’alimentation a clairement permis de recréer du lien.
Un carnet de bord circulait entre l’école et la famille afin d’avoir le retour des parents sur les actions menées tout au long de l’année. Il était accompagné d’une lunchbox avec les préparations cuisinées le jour des ateliers culinaires. La création de ce lien « école-famille » a notamment permis d’étudier si le fait d’apprendre à cuisiner au collège conduit à impliquer les adolescents en matière de pratiques culinaires et alimentaires dans le cadre familial.
L’alimentation a clairement permis de recréer du lien entre les équipes éducatives et les familles, voire, pour certaines, de les refaire venir à l’école pour autre chose que pour des sanctions.
De plus, nous avons observé que cela permettait également de rebattre les cartes en matière d’égalité sociale en valorisant tout le monde. Nous avons constaté que les plus dégourdis en cuisine n’étaient pas les premiers de la classe. Les enfants des milieux les plus favorisés connaissent en effet toute la théorie (bio, bien manger) mais ils ne pratiquent pas forcement autant que ceux des milieux moins favorisés, habitués à cuisiner plus tôt par nécessité. Cela a permis, finalement, de lutter contre le décrochage et l’absentéisme.
Comment aller plus loin ?
Avec des personnes qui partagent les mêmes convictions que moi, je suis en train de monter une association nationale, « l’Association de l’Alimentation Durable », pour permettre de développer ce projet et de le promouvoir partout en France à partir de septembre 2021. Pendant le pilote AFCC, j’ai cocréé un guide méthodologique, qui a permis de documenter très précisément le projet, et comprenait les outils numériques que nous avions développés (libres de droits et modifiables) pour que les établissements soient autonomes pour l’essaimer. À ce jour et à notre connaissance, une vingtaine d’établissements nous ont directement demandé l’outil pour mettre en place des actions, sachant qu’il est également librement téléchargeable sur plusieurs sites Internet, notamment celui de la DRAAF Nouvelle-Aquitaine. Mais c’est vraiment frustrant de voir que personne ne s’en empare davantage pour essaimer massivement cette initiative, alors que ce programme a fait ses preuves. L’évaluation du programme mis en place dans un deuxième établissement « transfert » en 2015, ainsi que le test d’essaimage du projet de 2016 à 2019, ont notamment révélé que l’outil « guide méthodologique » à lui seul n’était pas suffisant pour que les établissements développent puis gèrent ce programme en autonomie – il faut qu’il soit porté par une structure nationale. D’autre part, le programme AFCC avait été développé uniquement pour le niveau collège, ce qui en limitait également sa portée.
Quelles sont les sources de financement du projet ?
Le pilote du programme AFCC a été financé par la DRAAF (Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt), la Nouvelle-Aquitaine et le PNA (Programme National pour l’Alimentation). Cependant, force est de constater que si les subventions publiques permettent de financer assez facilement des pilotes, il est en revanche plus compliqué d’en obtenir pour développer le programme à grande échelle. C’est pourquoi, avec l’Association de l’Alimentation Durable, portant l’évolution d’AFCC : « L’Alimentation : j’explore et je choisis », nous nous tournerons bien entendu vers des subventions publiques qui sont très légitimes dans ce type d’actions mais nous sommes aussi bien conscients que c’est aussi crucial de se tourner vers des mécénats et subventions privées (d’entreprises et de fondations) si on veut vraiment faire bouger les lignes. Nous avons aussi été subventionnés par la Fondation de France, le FFAS (Fonds Français pour l’Alimentation et la Santé) et l’Institut Olga Triballat pour le programme AFCC, mais bien d’autres organisations sont très motivées pour accompagner ce genre de projets et elles seront évidement les bienvenues pour soutenir et partager nos valeurs. L’Association de l’Alimentation Durable sera active à partir de septembre 2021. Un livret de présentation du projet « L’Alimentation : j’explore et je choisis » est en train de mijoter dans notre marmite. Il sera mis en ligne, dans un premier temps, sur Proj’Educ Lab d’ici juin 2021.
EDUCATION A L’ALIMENTATION : des constats à l’action !
#1 – Pédagogie du bien manger : Pourquoi ? Comment ? Par qui ? par Emilie Orliange et Christophe Lavelle
#3 – Émilie Orliange : « Il faut intégrer la pédagogie alimentaire aux programmes scolaires pour toucher durablement tous les élèves »