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Venir à Terra Madre est toujours un moment particulier lorsqu’on est engagé dans le monde agricole et alimentaire. Ce rendez-vous mondial des communautés Slow Food a lieu tous les deux ans à Turin et réunit le monde entier autour de moments d’échange, de partage et de découverte de produits exceptionnels. L’occasion de s’inspirer et de se remobiliser pour continuer les efforts pour promouvoir les valeurs d’un système alimentaire qui place en son cœur la biodiversité, dans tous les sens du terme, un goût synonyme de santé et une agroécologie salvatrice et régénératrice de nos sols, territoires, paysages et communautés locales.
Planter le décor
De retour en physique après les années COVID, Terra Madre avait lieu cette année au Parco Dora de Turin du 22 au 26 septembre. Une ancienne friche industrielle devenue un rendez-vous à ciel ouvert pour près de 3000 délégués des communautés de l’alimentation, agriculteurs, cuisiniers, journalistes, activistes, et des dizaines de milliers de curieux et apprentis gastronomes.
Au centre, un grand Marché de la Terre où les stands se succèdent concentrant des produits d’une rare justesse, quintessence de l’excellence. À chaque fois, des odeurs, des saveurs, une histoire, un savoir-faire, des hommes… L’expression d’un terroir et d’un territoire. Ce voyage nous entraine dans les terres d’origine du guarana en Amazonie, dans les eaux japonaises prolifiques en algues comestibles, à la découverte des côtes bretonnes et d’un producteur d’huitres naturelles, ou bien, au travers des alpages de la province de Vérone entretenus par un élevage durable dont le produit est un excellent fromage de vache, le Monte Veronese.
Tous ces produits sont des Sentinelles embarquées dans l’Arche du Goût (Ark of Taste) de Slow Food. Un des programmes emblématiques du mouvement pour promouvoir et préserver la biodiversité alimentaire, référençant aujourd’hui près de 6000 produits sur les 5 continents.
Paolo Properzi / Archivio Slow Food
Entre les allées, des espaces pour se retrouver et partager sur les préoccupations et enjeux actuels comme des conférences sur le thème de l’année, la régénération. Plus largement, ces moments d’échange ont concentré la discussion autour de la durabilité des systèmes d’agriculture, de pêche et d’élevage, avec un focus spécifique sur le développement de l’agroécologie, de l’agroforesterie et des sols vivants.
Et puis, des moments plus suspendus et poétiques. Histoires ancestrales de tribus et peuples autochtones, chants, contes… Un choc. La langue est rarement la même pour communiquer, mais le langage, lui, est universel, partagé par tous.
Bon, propre et juste
C’est au milieu des années 1980 que le mouvement Slow Food émerge en Italie. Réaction aux dérives de la globalisation économique, du tout « tout de suite » et d’une uniformisation rampante des besoins et des goûts. Il se pose rapidement comme un modèle alternatif et se développe internationalement autour de l’idée que la nourriture n’est pas une marchandise comme une autre. Le manifeste fondateur est signé à l’Opéra-Comique de Paris le 5 décembre 1988 et les communautés inspirées du mouvement s’activent aujourd’hui dans plus de 160 pays.
Tête de pont de ce mouvement, on retrouve l’emblématique président Carlo Petrini, qui vient de passer la main après près de 40 ans d’engagement. Avec lui, c’est toute une génération de professionnels de l’agriculture et de l’alimentation qui se sont inscrits dans sa roue pour promouvoir un autre système, où le bon, le propre et le juste en sont les valeurs essentielles. Grille de lecture universelle pour évaluer la qualité d’un produit.
Inspirée de la vision holistique de la gastronomie de Brillat-Savarin, cette alimentation vise à rechercher à la fois le BON, au goût et pour la santé que véhiculent les produits, le PROPRE, relatif au niveau écologique des pratiques mises en œuvre, et enfin, le JUSTE, qui se réfère à la répartition de la valeur et à l’équité tout au long des chaines agroalimentaires.
C’est également toute une évolution culturelle à opérer. Par exemple, penser la dé-massification des chaines de distribution, la construction de plans alimentaires locaux ou encore accélérer le développement des projets de résilience alimentaire des territoires. Comme un contre-exemple de ces efforts à mener, l’intérêt d’avoir des menus « touristiques » à la carte des restaurants est assez discuté. Quel est leur sens ? Absolument aucun, surtout quand ils ne bougent pas au fil des années et des saisons. C’est tout ce que nous rappelle Slow Food dans son élan. La diversité des assiettes et des produits est censée refléter histoire, paysages et savoir-faire locaux, sans oublier les influences culturelles venues d’ailleurs. Un héritage dense et évolutif au fil des temps et une expression sincère de ce que l’écosystème peut produire, pour nous donner à manger, nous restaurer.
Une entrée qui incite à penser la régénération dans un sens très large. Des sols et des écosystèmes évidemment pour répondre aux enjeux climatiques et environnementaux, en développant les pratiques agroécologiques. Mais plus précisément, une régénération culturelle, curieuse et gourmande. Nous avons tous fait l’expérience de nous assoir autour d’une table, de partager un repas avec des produits qui racontent des histoires et portent des valeurs, d’échanger, d’être bien, heureux de se retrouver. C’est tout le pouvoir d’une alimentation qui dépasse la simple commodité, le simple fait de se contenter de manière physiologique. C’est une alimentation qui recherche partout, tout le temps, la commensalité.
Ce champ des possibles est ouvert par Slow Food, en incitant à agir pour la biodiversité alimentaire et les savoir-faire locaux, et en nous guidant vers une émancipation, vecteur de joie et de culture. De quoi nous rendre capables de faire le meilleur plat du monde avec trois fois rien. Toute l’histoire des cuisines populaires.
30 ans, le nouveau souffle
Les années passent et les personnes évoluent, et Terra Madre se présente comme un point de passage récurrent d’une génération en mouvement. Mon engagement envers l’agroécologie et l’alimentation a débuté lors d’un de ces rassemblements, en 2015 à Milan. Cette année, c’était à mon tour de porter la parole des évolutions des mouvements de transition aux côtés de fermiers australien et cubain et d’un scientifique italien. Agroécologie : il n’y a pas d’alternative. Peut-être un des marqueurs forts de cette génération interconnectée qui monte et qui voit les luttes militantes se métamorphoser en projets entrepreneuriaux marchepieds d’un changement d’échelle.
© Martina Camporelli/Nikon
Pour les prochaines années, cette image jeune et dynamique sera incarnée par le nouveau président, l’ougandais Edie Mukiibi, et son board renouvelé composé de trentenaires et quarantenaires. De quoi donner un souffle nouveau, renforcer la densité des liens entre les réseaux, proposer des outils numériques pour aider les producteurs à garantir la qualité et la traçabilité, et insuffler de nouvelles énergies pour outiller les communautés locales.
La France sera un des pays test de ce nouvel élan où les communautés peinent à se coordonner et se professionnaliser depuis une dizaine d’années, malgré un travail de fond certain, des initiatives notables et des événements remarquables. On pense par exemple aux réguliers Mercat de la Terra qui se déroulent tous les mois à Elne dans les Pyrénées-Orientales et se marient une fois par an aux Rencontres d’agroécologie en Méditerranée. L’alliance des sols vivants et de la biodiversité alimentaire. Cette vitalité se matérialise également par la création de l’École Comestible, volet français d’un programme d’éducation au goût en milieu scolaire ; celle de Terroirs d’avenir, une des premières épiceries dédiées à l’agriculture paysanne porche des 15 ans d’existence ; la reconnaissance de produits comme Sentinelles du goût (ex : La Brousse du Rove en Provence) ; ou encore la création d’un master « Boire, Manger, Vivre » à l’Institut de Sciences politiques de Lille.
Edie Mukiibi, nouveau Président de Slow Food international – Alessandro Vargiu / Archivio Slow Food
C’est ce lien unique entre le bien manger, le bien produire et le plaisir de se retrouver et de partager que porte Slow Food. À la fois la fois mouvement protéiforme et esprit qui se diffuse à de nombreux domaines. Il démontre que l’on peut à la fois être gourmand, vivant et activiste pour une alimentation à impacts positifs.
Esprit « Slow » et Régénéra(C)tion
Et si le grand enjeu des décennies à venir était celui de changer collectivement notre rapport au temps comme une réponse aux grands enjeux de civilisation qui nous font face ?! C’est en tout cas un des postulats du mouvement et des valeurs qu’il porte. Prendre le temps d’observer, d’apprécier, de se réjouir. On aura compris le contre-pieds aux fast-foods et à cette quête effrénée de vitesse, de croissance à tout prix, avec comme conséquence, un assèchement culturel et un appauvrissement général de nos sociétés contemporaines.
Avant d’être techniques, les évolutions de notre système agroalimentaire sont un défi culturel. L’exemple des mutations du monde agricole, qui tend vers des pratiques agroécologiques et régénératrices, est flagrant. Ces pratiques relocalisent le savoir et les connaissances du Vivant au plus près du terrain, chez les agriculteurs. Elles sont une autre façon d’être au temps, en se réadaptant à celui de la Nature. Un pas de temps qui suit celui de la restauration des sols et des écosystèmes, loin des exigences, souvent frénétiques, de l’actuelle chaine de distribution et de consommation.
La régénération était le thème chapeau de ce dernier Terra Madre, formulé comme une invitation à se saisir du mot pour y mettre du sens, du contenu et des actions. Le tout pour éviter que des slogans, un peu creux que l’on voit fleurir, ne se transforment en une énième opération de greenwashing où l’on aurait abordé qu’une partie du sujet.
En agriculture, cette logique de régénération est inspirante, car elle permet de sortir des logiques de compensation afin de penser de nouveaux modèles agricoles d’une part, mais aussi des modèles économiques innovants pour tout un tas de domaines d’activités, d’autre part. Et ainsi, faire des impacts positifs sur le sol, l’environnement, la biodiversité, le but central des missions d’une entreprise.
Enfin, j’aimerais conclure cet article par une dernière réflexion qui a émergé à Turin. La régénération devient intéressante lorsqu’elle se fait, non pas par commodité, mais quand elle s’inscrit au service des communautés, alimentaires notamment. Cette idée qu’elle viendrait renforcer le lien entre le champ et l’assiette pour, in fine, réenchanter nos repas quotidiens. Lieux et moments de plus en plus délaissés, et pourtant si essentiels pour « faire société », ensemble.