Temps de lecture : 5 min
Anne Trombini est directrice de l’association Pour une Agriculture du Vivant qui travaille à promouvoir une nouvelle vision de l’agriculture à travers l’agroécologie. Elle milite pour remettre la connaissance agronomique au cœur des pratiques agricoles et des filières et déployer une coopération à grande échelle avec comme boussole, notre lien et notre rapport au Vivant ! Elle invite à bousculer la pensée courante en agriculture, à s’inspirer des pionniers en filières végétales et en appelle à un nouveau contrat social autour de notre agriculture avec comme cible une reconnection et un équilibre retrouvés entre le végétal et l’animal.
Qui es-tu ?
Après un diplôme d’ingénieure généraliste, je me suis très vite spécialisée dans ce qu’on appelait à l’époque le développement durable. Et puis je me suis un peu cherchée. J’ai travaillé dans le bâtiment en Angleterre, puis dans le Conseil en développement durable en France avant d’intégrer le port du Havre.
En fait, il y avait tout de même une constante dans toutes ces missions : faire travailler ensemble des gens qui d’habitude ne se parlent pas !
Puis j’ai rencontré un des fondateurs de « Pour une Agriculture du Vivant » en 2018. L’agriculture, ça a résonné chez moi parce que mes grands-parents étaient paysans. Mais surtout, j’avais, comme tout le monde, la vision de la pensée courante sur l’agriculture. Et, en l’espace de deux rendez-vous, ils me l’ont complètement chamboulée.
C’est quoi la pensée courante sur l’agriculture ?
Le clivage binaire entre bio et conventionnel. Considérer qu’il y a le bien et le mal, quelque-chose de très manichéen en fait.
La déconnexion à notre alimentation est la résultante de notre déconnexion au vivant
Qu’est-ce qui t’a séduite dans la démarche de « Pour une Agriculture du Vivant ? »
Les fondateurs avaient compris que les enjeux étaient devenus trop globaux et trop systémiques pour les adresser seuls. Il fallait par conséquent créer quelque chose qui les dépasse. Ils m’ont parlé des sols, d’une agriculture positive et d’une approche de progrès pour tout le monde. Il y avait tellement d’enthousiasme que cela a littéralement révolutionné ma vie. Concrètement, ils avaient besoin de quelqu’un d’opérationnel pour gérer l’association. Le défi était monumental mais ça m’a plu, alors, j’ai dit oui !
Quel regard portes-tu sur l’évolution de notre rapport à l’alimentation ?
De façon générale, nous observons une déconnexion au vivant dont une des résultantes est la déconnexion de notre alimentation. Nous ne savons plus d’où viennent nos aliments du fait de l’industrialisation et de la facilité d’accès à nos nourritures. On va au supermarché, tout est sous plastique et on ne se pose pas de questions. C’est un dû. Nous sommes aussi devenus collectivement de plus en plus nuls en biologie, en sciences de la Terre et du Vivant. Nous n’avons plus les moyens de comprendre.
Pour toi, quel est « l’enjeu des enjeux » de la transition alimentaire ?
C’est la ré-acculturation et la reconnexion au vivant. Tout le reste, c’est de la technique ou de l’économie.
Quelle est la mission de Pour une Agriculture du Vivant ?
Notre mission, c’est justement de pouvoir accélérer cette transition afin que l’on dépasse le plafond des 10 % de filières, 10 % d’agriculteurs, 10 % de gens convaincus. Nous n’avons plus le choix, c’est une nécessité absolue pour continuer de nous alimenter demain. Pour ça, on doit créer les conditions de succès techniques et économiques afin d’embarquer l’ensemble des acteurs autour d’une vision commune.
Un point de bascule ou « tipping point » dans un système complexe, est le moment où un petit changement fait une grande différence et change l’état ou le destin d’un système. C’est la raison pour laquelle le fameux plafond des 10% est souvent évoqué comme ici par Anne Trombini.
Pour ce faire, nous avons trois piliers d’action : comprendre, piloter et transformer.
Comprendre, c’est fondamental. Nous devons créer cette vision collective et comprendre où se situent les enjeux, les verrous et les solutions. Beaucoup d’intelligence collective, de formations, de pédagogie et de sensibilisation sont ainsi nécessaires.
Le deuxième pilier c’est piloter. Une fois le cap commun fixé, pour massifier le mouvement, il faut construire un socle commun. Nous avons ainsi créé un outil d’évaluation qui s’appelle l’Indice de Régénération à l’échelle d’une ferme de façon à parler tous le même langage et permettre d’aider l’agriculteur à progresser.
Le 3e pilier, c’est transformer. L’objectif va être d’accompagner chaque structure adhérente dans sa propre démarche de transformation et dans le cadre de sa chaîne globale de valeur. On va ainsi permettre d’orienter certains changements si certaines pratiques se trouvent contre-productives au regard des enjeux de la transition. C’est par exemple le cas de la culture de certaines variétés en arboricultures. Très fragiles, elles ne permettront jamais de réduire l’utilisation des produits phytosanitaires. Cela peut même aller jusqu’à la gouvernance de la structure. On a des modèles économiques qui sont clairement incompatibles avec du moyen ou long terme.
Peux-tu nous en dire plus sur cet Indice de Régénération ?
Avec l’Indice de Régénération, Pour une Agriculture du Vivant fait converger toutes les agricultures et les référentiels agronomiques vers un objectif majeur, la régénération des sols et des écosystèmes.
Conçu comme une démarche de progrès, il permet à tous les acteurs de bénéficier d’un référentiel commun pour engager la transition des pratiques agricoles, les faire progresser et les valoriser. Cet outil systématique va ainsi agglomérer un certain nombre de critères :
- sol : couverture du sol, travail du sol, cycle du carbone, fertilisation azotée ;
- plantes : gestion phytosanitaire ;
- paysages : biodiversité cultivée et non-cultivée, agroforesterie ;
- agriculteurs : acquisition et partage de connaissances.
Chez Pour une Agriculture du Vivant, on trouve qui ?
C’est une association composée d’une centaine d’entreprises valorisant les matières premières agricoles (industriels, grossistes, restauration) avec aussi de plus en plus de secteurs hors alimentaire comme la cosmétique ou le luxe. On y trouve également un peu plus d’un millier d’agriculteurs et enfin des acteurs de l’écosystème social, technique et financier.
Pourquoi avoir créé un manifeste au bout de cinq ans ?
Tout d’abord pour pouvoir apporter une définition simple et accessible de ce qu’est l’agroécologie.
La deuxième raison, c’était de donner envie d’agir. Parce qu’aujourd’hui, on n’a plus le temps, ça urge. Trop souvent, on parle de transition de manière négative, voire désespérante, alors que si on veut réussir à embarquer, il faut délivrer un message positif et inspirant qui donne de l’espoir et qui donne envie.
En matière d’influence, quels sont les leviers prioritaires pour avancer ?
Je suis convaincue que c’est par les acteurs économiques qu’on fera la transformation car ils ont une énorme part de responsabilité dans la situation dans laquelle on est aujourd’hui et car c’est eux qui parlent aux consommateurs à travers le marketing et demain à travers les outils communs, comme l’affichage environnemental. Ce sera long, mais c’est la solution.
Cela passera par la mutualisation des moyens et des risques afin de bénéficier de l’expertise de ceux qui ont un temps d’avance en ayant commencé plus tôt.
Au niveau des consommateurs, c’est beaucoup plus complexe parce que c’est s’attaquer à la réaculturation.
Quel regard portes-tu alors sur la transition que sont en train de mener les filières végétales ?
Les filières végétales ont déjà pris conscience de la nécessité d’adopter des approches systémiques en considérant que toutes les cultures sont interdépendantes autour du sol qui est le socle de la fertilité. Aujourd’hui, ce que l’on observe, c’est que tous les pionniers arrivent au stade où ils reviennent à l’élevage qui devient un peu la dernière brique pour parfaire ce système agro-écologique (valorisation de la production de biomasse, enjeux autour de la fertilisation organique…). Alors que l’élevage est plutôt en déclin, il va donc falloir le réhabiliter. En fin de compte, selon moi, il n’y a rien de plus beau qu’une ferme en polyculture élevage.
Quelles sont les personnalités qui t’inspirent le plus ?
Dans les lectures qui m’ont beaucoup inspirée, il y a Baptiste Morizot, un philosophe du vivant. Mais ce n’est pas que de la philosophie un peu planante, c’est vraiment très concret. Et il a développé notamment le concept de diplomatie des interdépendances. Je trouve que cela apporte beaucoup d’humidité par rapport à tout ce chantier.
Sinon, je ne peux que citer notre guide Arnaud Daguin sur tous les sujets alimentaires, pour redonner du bon sens et de la cohérence dans la manière dont on envisage l’alimentation. Typiquement, sur l’élevage, c’est lui qui m’avait ouvert les chakras. La question n’est pas « Faut-il de l’élevage ? », mais « Quel élevage ? ». Et en plus, comme c’est sur le ton de l’humour, cela passe toujours bien.
Et enfin, mes autres guides, ce sont les agriculteurs. Il n’y a rien de tel que d’aller passer une journée avec l’un d’eux pour se remettre les idées à l’endroit et les pieds sur terre. Je le fais régulièrement parce que ça me permet de garder le cap.
Pour en savoir + : agricultureduvivant.org