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« Mangez les riches » : sous ce titre provocateur se cache le dernier ouvrage de Nora Bouazzouni. Pour la journaliste, l’alimentation est un outil de transformation social puissant, à condition de ne pas faire porter uniquement la responsabilité sur les individus. Nous sommes face à un enjeu avant tout systémique, avec au centre le poids considérable des normes et des représentations sociales. Une réflexion qui n’épargne aucun des protagonistes du système et interroge une transition alimentaire qui oublie souvent de parler aux premiers concernés, les franges les plus populaires.
Qui êtes-vous ?
Je suis Nora Bouazzouni. Je suis journaliste indépendante. J’écris, je fais des podcasts, de la radio et de la télé. Mes sujets de prédilection sont l’alimentation, les séries télé et les questions de genre. Je suis également traductrice et autrice.
Il ya quelques semaines, vous avez sorti un nouvel ouvrage intitulé « Manger les riches. La lutte de classes passe par l’assiette » où vous affirmez que « La maison brûle et eux surveillent le minuteur pour savoir quand ce sera cuit ». Mais au fait, c’est quoi un riche ?
Dans mon livre, je ne donne pas une définition sociologique des riches d’un point de vue du revenu par exemple. En fait, derrière « manger les riches », ce ne sont pas les individus que je dénonce, mais plutôt un système mortifère, à bout de souffle et qui repose sur une inégale répartition des richesses.
Pourquoi appelez-vous à les manger ?
« Manger les riches » est une phrase apocryphe qui aurait été attribuée injustement à Rousseau qui disait « quand les pauvres n’auront plus à manger, il mangeront les riches ». C’est une phrase qu’on a aussi beaucoup vue depuis la crise financière de 2007 à la fois en anglais et en français sur des tee shirts, sur les réseaux sociaux ou bien encore taguée sur les murs. Elle est devenue encore plus visible depuis les manifestations contre la réforme des retraites.
Source : Créative Commons
« Manger les riches » est une dénonciation d’un système délétère et néfaste pour tout le monde, sauf pour une poignée de gens. En termes de méthode, je propose une approche pédagogique en partant de l’analyse du système afin de mieux le comprendre. Je souhaite éclairer le sujet afin de faire comprendre comment les prix sont structurés et pourquoi se retrouve-t-on dans une crise pareille. Je souhaite démontrer que face à un problème global impliquant à la fois le consommateur, les pouvoirs publics, la distribution et les producteurs, tout est lié. C’est avant tout systémique.
C’est trop facile de pointer les responsabilités individuelles plutôt que dénoncer un problème systémique. Nora Bouazzouni
En choisissant ce titre provocateur, vous faites le choix de l’impact, mais pensez-vous vraiment que vous allez convaincre en dehors des gens qui sont déjà acquis à votre combat ?
J’assume totalement le côté provoc de la formule. C’est un slogan que je trouve à la fois drôle et pertinent. Est-ce que je pense convaincre en dehors des gens déjà acquis ? L’expérience de mes deux précédents livres (Faiminisme et Sexisme) l’atteste. Beaucoup de gens sont venus me voir un peu en rigolant en se demandant ce j’allais bien pouvoir raconter. Certains même avec des aprioris, car je suis féministe. Mais au final, tout le monde se trouve concerné par le sujet de l’alimentation. On y pense soit parce qu’on a pas assez d’argent pour se nourrir et cela devient une obsession, soit, car on adore manger ou faire la cuisine, ou parce qu’on se dit simplement « qu’est-ce qu’on mange ce soir ». Je souhaite que l’on se pose encore plus de questions sur le sujet. Mon objectif n’est pas de convaincre, mais d’exposer les choses. Si on ne retient qu’une ou deux phrases, si cela met en colère ou si cela pousse à agir ou réagir, pour moi c’est déjà gagné.
Après s’être intéressée à l’alimentation sous le prisme du sexisme et du genre dans Faiminisme et Steaksisme, Nora Bouazzouni s’attaque à la dimension sociale et politique de l’alimentation.
J’en déduis que pour vous l’humour est donc une arme de persuasion massive ?
Absolument. Utiliser l’humour pour porter un discours sérieux et grave avec un peu de légèreté peut avoir énormément d’impact.
Mais alors, Bernard Arnault qui donne 10 millions, c’est bien, c’est toujours pas bien ?
Évidemment que c’est bien. On ne va pas fustiger quelqu’un qui donne 10 millions. Le problème ce n’est ni donner 10 millions, ni même Bernard Arnault tout seul, encore une fois, c’est une question de système. Cela dit, c’est très bien qu’il le fasse, mais il pourrait le faire sans en faire une action de communication compte tenu des 518 millions d’euros d’impôts auquel par ailleurs il aura échappé en 10 ans.
Notre époque utilise beaucoup les symboles pour mobiliser. Un jour c’est Bernard Arnaud, un jour c’est le barbecue. Est-ce que ce n’est pas une façon de réduire un peu l’espace de discussion et de contribuer à polariser un peu plus les échanges ?
Les symboles, je pense que c’est une très bonne manière d’entrer dans un sujet. Mais au-delà des symboles, mes livres sont avant tout des essais sociologiques extrêmement documentés et ce ne sont pas des pamphlets de Nora Bouazouni qui donne son avis sur l’état du monde. Dans tous les cas, ce n’est pas une question de morale. D’ailleurs, moraliser la bouffe est une énorme erreur.
Alimentation : les pauvres ont-ils mauvais goût ? – France Inter – octobre 2023
Vous avez déclaré récemment lors d’une interview à jalapenews : « L’aide alimentaire n’encourage aucune remise en question du système, elle s’attaque seulement aux symptômes. De plus, elle ne réduit pas le gaspillage, elle l’encourage ». Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai découvert tout ce système alimentaire en écrivant ce livre. L’aide alimentaire était censée être une solution temporaire il y a 30 ans pour pallier les lacunes de l’État. Aujourd’hui, elle fait donc partie intégrante de ce système alimentaire que je dénonce. Cette aide dépend des 10 millions de tonnes d’alimentés jetés en France. Sans cette surproduction et ce gaspillage, il n’y aurait plus d’aide alimentaire. Si on surproduit moins, on gaspille moins et l’aide alimentaire baisse mécaniquement. Donc les gens auront encore plus de mal à se nourrir. Cela encourage une surproduction qui encourage un gaspillage.
Sur les 476 millions d’euros consacrés à l’aide alimentaire par l’État, les trois quarts, ce sont des réductions d’impôts. On donne de l’argent à la grande distribution, alors que la loi Garot les oblige de donner ses invendus qui sont ainsi défiscalisés depuis 2016.
« La « sous-consommation » est bel et bien une consommation ostentatoire chez les classes supérieures, tandis que chez les autres, la consommation traditionnellement ostentatoire (aliments de marque, notamment les sodas, gâteaux, bonbons, barres chocolatées, chips…) est une manière de s’intégrer à la société, d’être moins marginalisé – de se sentir moins pauvre. Nora Bouazzouni
Je renvoie souvent au livre de Bénédicte Bonzi, chercheuse anthropologue, qui a écrit « La France qui a faim ». Pour elle, l’aide alimentaire contribue surtout à maintenir la paix sociale en évitant les vols et les émeutes de la faim.
De plus, l’aide alimentaire pose de vrais problèmes d’accessibilité, d’insuffisance des calories couverts et aussi enfin d’accessibilité à une alimentation de qualité. En effet, les gens recourant à de l’aide alimentaire en France ont 2 à 3 fois plus de risque d’être obèses, anémiés ou présentant des carences sévères.
« Le sociologue Maurice Halbwachs a montré les limites d’une analyse des dépenses et pratiques alimentaires sous le prisme du seul revenu et remis les différences de classe au centre (…) En bas de l’échelle, les individus déclarent avoir le goût des choses bonnes parce qu’elles sont bonnes au goût, et non parce qu’elles sont bonnes pour la santé, ni même favorable à la minceur (…) La priorité est celle de l’abondance et du choix possible à table ». Nora Bouazzouni
C’est quoi pour vous ce que vous aimeriez souffler aux oreilles des politiques ?
On a une économie qui est de moins en moins résiliente. Notre souveraineté alimentaire est de plus en plus fragile et il y a une montée de l’insécurité alimentaire. On rejette trop souvent la responsabilité entière sur les individus, les consommateurs, responsables de leurs sorts – et qu’il faudrait plaindre ou aider. De plus, je ne peux pas parler de pouvoir d’achat sans parler de la situation des gens qui fabriquent ce qu’on mange. La raison pour laquelle il y a un suicide par jour chez les agriculteurs, ce n’est pas à cause du consommateur qu’on cherche trop souvent à culpabiliser. En fait, c’est à cause d’une politique qui n’est pas du tout volontariste pour changer nos modes de production.
Pointer la responsabilité vers l’autre est une façon de se dédouaner soi-même – Le triangle de l’inaction par Pierre Peyretou
Si sur le climat il est trop tard, en revanche, sur l’alimentation, nous pouvons encore agir. Aujourd’hui, se nourrir n’est pas un problème de disponibilité, mais bien d’accessibilité – et donc de volonté politique. De quel modèle de société a-t-on envie demain ? À qui a-t-on vraiment envie de tendre la main ?
« Comme les objets sont des signes, c’est-à-dire porteurs de certaines valeurs, les plaisirs des un.es sont plus valorisants sur ceux des autres. (…) fin janvier 2018, plusieurs magasins Intermarché mettent en rayon des pots de Nutella à -70% provoquant des bousculades et bagarres filmées et mises en ligne sur les réseaux sociaux , assorties de commentaires qualifiant les clients de « débiles mentaux » , de « ksos » ou les comparant à des « zombies ». (…) mais personne ne trouverait pathétique de faire la queue trois heures devant une pâtisserie de luxe pour une pomme en trompe-l’oeil à 17 euros ». Nora Bouazzouni
Émeutes autour du Nutella en promotion dans un supermaché Vs ouverture d’une nouvelle boutique du pâtissier Cédric Grolet à Paris.
Est-ce que vous pensez que demain, en mangeant tous encore ensemble autour de la table ?
Avant de se poser cette question, j’aimerais déjà savoir si on mangera tout court !
« Mangez les riches, date de parution : 06/10/2023 aux éditions Nouriturfu
Crédit photo de couverture : © Chloé Vollmer-Lo