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Avis de tempête pour les marques agroalimentaires : la grande démission silencieuse (en anglais quiet quitting) des salariés — générale, mais peut-être encore plus accentuée dans ce secteur — s’accompagne d’une grande démission des consommateurs envers les marques. Quelles pistes défricher pour un nouveau modèle ?
Aujourd’hui, dernier épisode : quelles pistes pour réagir ?
La dernière édition du Brand FootPrint de Kantar pour la France dont LSA a publié les principaux chiffres le 5 avril traduit dans les chiffres ce que j’analysais dans mes deux premières parties en ce qui concerne la démission des consommateurs envers les marques. Dans le contexte inflationniste actuel, les Français zappent entre les marques (moindre fidélité) et descendent en gamme (vers les marques moins chères, celles qui sont en promotion et les marques des distributeurs). Au point que seuls 45 % des foyers français (-1,4 point) déclarent désormais accorder de l’importance à la marque.
Face à ces « grandes démissions » et à ce consommateur schizophrène, je risque quelques pistes pour faire évoluer le modèle, en particulier celui des marques et ne pas perdre de la valeur, y compris dans la qualité de l’alimentation et l’éducation au « bien-manger ».
1/ Expliquer au consommateur qu’acheter moins cher n’est pas toujours payer le « juste prix »
« Bien manger » à un coût. Les coûts cachés — rarement communiqués — qu’entraînent les impacts négatifs d’une certaine alimentation doivent aussi être expliqués et évalués pour qu’au final, le consommateur puisse faire son choix en toute connaissance de cause. Qu’il s’agisse du prix décent nécessaire pour rémunérer les producteurs et pérenniser les filières ou des impacts négatifs sur l’environnement ou la santé de certaines pratiques, tous les coûts ne sont pas connus du consommateur. Le problème est que la « bonne » alimentation se tire une balle dans le pied puisqu’elle n’explique pas pourquoi elle coûte certes davantage, mais en quoi elle génère des économies par ailleurs. Ainsi, elle paraît systématiquement plus chère alors que son « coût complet », pour le consommateur, est certainement inférieur. De plus, les prix bas sont immédiats, tandis que les surcoûts cachés sont différés dans le temps, ce qui rend leur prise en compte d’autant plus difficile.
Pourquoi ne pas privilégier une politique publique de formation continue (à tous les âges de la vie) au bien-manger portée par les villes par exemple ?
On ne fera jamais assez de pédagogie et d’éducation sur ce sujet, mais sans faire tout porter par l’école qui a déjà du mal à remplir ses missions de base ou alors pas à un âge où cela ne sert pas à grand-chose, faute d’être « responsable des achats ». Pourquoi ne pas privilégier une politique publique de formation continue (à tous les âges de la vie) au bien-manger portée par les villes par exemple ? Ou une initiative mixte privée/publique ? Je suis sûr que les parrains ne manqueraient pas, comme Guillaume Gomez ou Thierry Marx par exemple.
Le problème est qu’à court terme, tout discours sur le coût du bien-manger risque d’être inaudible par des Français au pouvoir d’achat contraint. Il risque même de culpabiliser ceux qui ne pourraient pas dépenser un peu plus. C’est donc à un travail en profondeur de la compétitivité-prix du « bien-manger » qu’il faut s’atteler, et ce n’est pas le plus facile. Les innovations sur ce sujet sont indispensables, à la fois en amont (d’où l’importance d’attirer des talents dans la filière) et en aval (sortir du modèle qui consiste pour les marques à toujours proposer des « plus produits » et de l’upgrading) au profit d’une « simplicité au meilleur coût », comme le souhaite Xavier Terlet.
2/ Vers un programme global de réduction du gaspillage
Un facteur d’économie à tous les stades est clairement de réduire le gaspillage, en particulier sur le frais. Cela passe encore une fois :
- chez les industriels et les distributeurs, par un travail sur les tailles de portions et les lots, par des optimisations industrielles et par des partenariats avec des entreprises pour valoriser les invendus et les coproduits au travers de paniers « anti-gaspi » (Nous Antigaspi, Too Good to Go, etc.) ou de produits « upcyclés » (par exemple la bière Cocomiette qui remplace une partie des malts par de la chapelure de pain, récupérée auprès d’invendus de boulangers).
- chez les consommateurs, par l’éducation à l’alimentation et à la cuisine des restes, etc.
Une étude intéressante serait très certainement de comprendre les types de produits alimentaires sur lesquels se concentrent les pertes et comment tous les acteurs pourraient y remédier.
3/ Les pistes qui se présentent aux marques
Une vraie question se pose aux marques : faut-il se résigner progressivement à des pertes sur le cœur de gamme au profit des MDD, en cas d’écart de prix (trop) significatif ?
Il s’agit de rompre avec le modèle de l’upgrading systématique pour réorienter le travail vers le fond, la simplicité et les vrais insights.
Pour lutter contre l’inéluctable, il s’agit alors d’être mieux-disant sur les recettes ou les approvisionnements (et ne pas se contenter de bénéfices émotionnels que les consommateurs rémunèrent de moins en moins). Cela rend impératif un travail marketing sur les produits qui passe par la transparence sur les origines, une revalorisation des goûts et une réponse à de vraies attentes consommateurs. Il s’agit de rompre avec le modèle de l’upgrading systématique pour réorienter le travail vers le fond, la simplicité et les vrais insights. S’agit-il du retour en force du produit dans le mix marketing alors que le discours de la marque (valeurs, engagements RSE, etc.) semblait avoir pris plus d’importance ? Il s’agit en tout cas de mieux articuler pour certaines marques entre leur raison d’être et la réalité des produits, d’autant qu’elles prêtent parfois le flanc au « greenwashing » ou au « social washing ».
Pour justifier sa place dans les linéaires, il est également possible de s’adapter à des types de comportements émergents (ou déjà significatifs, mais pas encore « mainstream ») que les MDD ont du mal à « servir », car ils représentent des volumes plus réduits ou plus complexes : nouvelles populations, nouveaux modes de vie ou d’habitation, etc. La fragmentation des consommateurs et l’archipelisation des besoins, y compris en matière d’expression identitaire de soi au travers de sa consommation, nécessite une réinvention des modèles de production (vers plus de souplesse et parfois de la sous-traitance) et de ses portefeuilles de marques. Quelle marque ou quel distributeur a par exemple aujourd’hui une vraie approche (produits et services) de la « seniorisation » croissante de la population ? La difficulté est évidemment de le faire sans multiplier les niches haut de gamme.
On ne sera pas surpris que je plaide pour plus d’innovation en matière de produits, ce qui nécessite en interne d’investir dans les équipes sur la curiosité, la créativité, la veille ou la compréhension des besoins des consommateurs ou de se faire accompagner ; alors que ces investissements et ces compétences sont souvent sous-évalués au profit du marketing opérationnel dans les entreprises. Redonner plus de souplesse dans les usines ou développer des partenariats avec des ateliers de sous-traitance ou des start-ups pour aller vite et tester de vraies PoC (proof of concept) alimentaires est une voie que peu de grandes marques explorent encore. Il est évident que les fonds d’investissement ont un rôle à jouer pour structurer tout cet écosystème, à condition qu’ils sachent identifier les projets qui correspondent à de vraies attentes consommateurs, pour ne pas saupoudrer les investissements dans un secteur relativement consommateur de CAPEX.
Il s’agit de donner des raisons de choix qui ne soient pas uniquement des propositions haut de gamme qui cochent toutes les cases, au risque de n’être achetées que par les « happy few », voire de culpabiliser les autres.
Les marques sont à un tournant. Il s’agit pour beaucoup d’entre elles de se réinventer en passant de leur raison d’être (issue souvent d’une vision plutôt « interne » : « pourquoi j’existe ? ») à de vraies « raisons d’être choisie et désirée » : « pourquoi devrais-je être choisie par les consommateurs et par les salariés ? » Il s’agit de reconnaître que ce sont eux qui ont le pouvoir de choisir pour travailler à générer plus d’adhésion et d’appétence (et moins de « grande démission »). Il s’agit de donner des raisons de choix qui ne soient pas uniquement des propositions haut de gamme qui cochent toutes les cases, au risque de n’être achetées que par les « happy few », voire de culpabiliser les autres.
Cela devra se faire en articulant dans ces raisons de choix les propositions produits elles-mêmes (le goût et la manière de produire nos aliments restent les premiers critères de choix d’un produit) et ce qu’apporte la marque (sa culture, sa mission et ses valeurs) à l’individu qui la choisit en termes d’identité et d’authenticité. Pour reprendre un beau personnage conceptuel travaillé par le philosophe Michel Serres, le consommateur se construit par ses achats tel le manteau bariolé et composite d’Arlequin qui est cousu de plusieurs petites pièces de tissus. En quoi une marque apporte-t-elle un morceau de tissu (et lequel ?) pour construire le manteau identitaire de ce consommateur « métissé » ?
Là encore, cela nécessite une vraie réflexion en profondeur sur la marque qui n’est pas sans bénéfice sur son attractivité pour les salariés. Encore faut-il en avoir les compétences en interne ou en externe et en comprendre la nécessité.
4/ Les pistes qui se présentent aux distributeurs
Il s’agit pour eux d’accompagner les consommateurs dans ce nouveau modèle de consommation agroalimentaire en articulant d’une part MDD et marques, d’autre part frais, épicerie et surgelés et enfin produits transformés et produits bruts. Leur rôle est important, car ils proposent toujours « tout sous le même toit » et continuent à voir toute la population fréquenter leurs magasins, quel que soit le canal. Leur rôle est potentiellement majeur dans cette éducation à la limitation du gaspillage, à l’articulation entre le placard et le frais et entre faire la cuisine et consommer du tout-prêt. Ils peuvent également contribuer à la pédagogie des coûts et du bien manger, y compris au profit de leur propre marque et de leur « raison d’être choisi et désiré » (les films publicitaires Intermarché depuis quelques années sur ces sujets ont très certainement contribué au dynamisme de l’enseigne).
Mais ils sont aussi confrontés à la « grande démission » des salariés et donc aux difficultés de recrutement. C’est pourquoi, au-delà de ses films tournés vers les consommateurs, la stratégie de communication RH de Lidl (« Bien plus qu’un job ») pour attirer des recrues semble s’attaquer à cette question.
Pour conclure : l’entreprise agroalimentaire au service du bien commun ?
Je suis conscient de risquer d’aligner des vœux pieux. Pourtant, la fréquentation des enseignes et de beaucoup d’industriels depuis des années me fait croire que les choses bougent pour un réajustement du partage de la valeur générée par une entreprise agroalimentaire entre ses fournisseurs (prix d’achat, pérennité des relations, contribution à la montée en qualité de l’amont, etc.), ses actionnaires (quel pacte entre le management et les actionnaires ? Quel horizon de temps accordent-ils pour mettre en œuvre un projet ?), ses clients distributeurs (marge, services), ses salariés, ses consommateurs (quelle contribution holistique l’entreprise lui délivre-t-elle en termes de bien manger, de plaisir, de santé, de culture et d’identité) et enfin avec l’ensemble de la société (environnement, bassins d’emplois, système de santé, etc.)
Il s’agit donc dans certains cas de passer d’un fonctionnement en parasite qui profite des autres, à une vie en commensal ou en symbiose.
On voit bien que l’entreprise agroalimentaire pourrait être à l’origine d’un nouveau pacte social, en étant au service du bien commun. Il s’agit donc dans certains cas de passer d’un fonctionnement en parasite qui profite des autres, à une vie en commensal ou en symbiose.
En ce qui concerne l’organisation du travail et des entreprises, peut-être l’agroalimentaire peut-il être un des lieux privilégiés pour inventer et développer de nouvelles manières de travailler et de créer des collectifs. Après tout, les coopératives y sont historiquement nombreuses. Les startups, même si elles ne sont pas toujours des gages de bienveillance au travail, les SCOP ou les SCIC pourraient être des vecteurs d’expérimentation d’un nouveau modèle plus attirant et fidélisant pour les salariés. L’implication des consommateurs dans les structures — de l’innovation aux cahiers des charges et à la fixation des prix — fait également partie des pistes à défricher pour répondre aux différents enjeux que nous avons présentés jusqu’ici.
Tout se joue, surtout en France, autour de la table et dans l’assiette. Tout passe par la commensalité, c’est-à-dire notre capacité à manger ensemble plutôt que séparément et donc à faire société.
Autour de la table se nouent les discussions (des conflits ouverts aux accords conclus), se mélangent et se réinventent sans cesse les aliments que l’on mange, se rencontrent les influences métissées du monde et les traditions régionales, etc. Le microcosme de l’assiette est la synthèse du macrocosme social, économique, politique et culturel.
Pas étonnant que les changements les plus significatifs y prennent naissance et s’y cristallisent.
Alors pour parler de tout cela : « à table !? »
Retrouvez les 2 premiers volets de cette série :