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Avis de tempête pour les marques agroalimentaires : la grande démission silencieuse (en anglais quiet quitting) des salariés — générale, mais peut-être encore plus accentuée dans ce secteur — s’accompagne d’une grande démission des consommateurs envers les marques. Quelles pistes défricher pour un nouveau modèle ?
Aujourd’hui, second épisode : quelles conséquences pourraient avoir ces deux grandes démissions, celle des salariés et celle des consommateurs ?
En plus des conséquences mises en avant par Philippe Goetzmann dans la lettre Agridées, je liste quatre risques possibles :
1/ Un risque sur le modèle agro-industriel français
La pression sur les coûts qui est tout de même au cœur du modèle de la majorité des MDD/Premiers prix (en France, car dans d’autres pays les modèles MDD diffèrent) ne va pas toujours en faveur d’un modèle « labellisé » ou plus « durable » et respectueux de l’environnement. D’autant que les MDD les mieux orientées en cette période d’inflation ne sont pas les offres « thématiques » (dont le bio) par exemple.
Nos importations agroalimentaires ont doublé depuis 2000 (45 % de notre consommation de poulet est désormais importée, 30 % de celle des tomates), justement car le modèle agro-industriel français n’est actuellement plus capable de répondre à certaines de ces demandes « cœur de gamme ». C’est ce qu’analysait récemment Sabine Delanglade dans Les Échos. On peut prévoir une pression croissante sur la productivité, plutôt en faveur d’exploitations de plus grande taille et de rendements élevés. Les choix faits depuis quelques années ne vont pas dans cette direction, d’où une tension probable et une difficulté pour les agriculteurs de se positionner entre le modèle « premium » qui paraissait le plus rentable et un modèle plus volumique, mais nécessitant une compétitivité accrue. La difficulté sera de le faire sans renoncer à une certaine vertu en matière d’environnement, de goût et de qualité des produits.
2/ Un risque sur l’emploi
Le modèle actuel de beaucoup de MDD nécessite moins d’emplois « non productifs » (marketing, commerce, administratif, R&D, etc.) qui sont souvent concentrés chez les industriels. Certains n’y voient que des surcoûts payés par les consommateurs par rapport au vrai prix des produits, mais il ne faut pas s’illusionner : la décroissance des volumes ou de la rentabilité des marques ne peuvent avoir que des conséquences sur ces emplois, chez les industriels et dans tout « l’écosystème » (agences, médias, prestataires, etc.) Cela aura-t-il aussi des conséquences sur les emplois dans la distribution si les marges baissent en raison d’une rentabilité plus faible sur les MDD que sur les grandes marques alimentaires (en masse ou en pourcentage) ? C’est à étudier, en particulier quand s’ajoute une baisse des volumes vendus.
3/ Le plus gros risque : « essayer une MDD, c’est l’adopter »
L’inflation actuelle pousse beaucoup de consommateurs à tester des produits de MDD, voire de premier prix, à la place de leurs produits de marque habituels. Selon Nielsen IQ, 62 % des pertes des marques nationales sur le second semestre 2022 sont liées à un transfert au profit des MDD. Or, les marques dépensent beaucoup d’argent pour fidéliser leurs consommateurs, car recruter de nouveaux clients coûte extrêmement cher. On observe actuellement un triple effet désastreux pour elles :
(a) les MDD recrutent sans dépenser autant que les grandes marques (même si les distributeurs communiquent beaucoup, l’investissement se répartit sur toutes les catégories). L’inflation fait une grande partie du travail, en particulier sur les classes moyennes, le cœur de la bataille ;
(b) la fidélité des consommateurs aux grandes marques diminue ;
(c) le plus grave : les consommateurs peuvent comparer les MDD/Premiers prix par rapport à ce qu’ils avaient l’habitude d’acheter de manière parfois captive. Or, sur le cœur de gamme, beaucoup de propositions de marque n’ont pas toujours un avantage compétitif (goût, origine, praticité, etc.) qui justifie la totalité de leur écart de prix. Les consommateurs sont en train de le découvrir alors que certains (peut-être paradoxalement les plus fidèles aux marques) ne l’avaient jusqu’ici pas perçu. Pas sûr qu’ils reviennent en arrière facilement ou alors à quel prix ? Pas sûr non plus qu’il ne soit pas en train de devenir « smart » de consommer des MDD, en particulier quand celles-ci enrichissent leur contenu d’engagements sociétaux ou environnementaux.
Même si la part de marché des MDD revient à peine au niveau de 2019, leur dynamisme est incontestable, au détriment des marques, en particulier moyen ou haut de gamme.
4/ Une nouvelle manière de consommer ? La « revanche du placard »
Philippe Goetzmann a bien identifié cette évolution en faveur de l’épicerie sur laquelle il a raison d’insister. Les consommateurs privilégient l’épicerie — souvent moins chère —, et les distributeurs suivent, car le frais coûte plus cher à produire, à transporter et à stocker. Mais ne s’agit-il pas d’une illusion côté distribution ? Car l’épicerie peut se passer plus facilement de la grande distribution et de ses structures (sa logistique, ses frigos) et ses ventes peuvent basculer en ligne ou dans les petites épiceries, y compris coopératives ou participatives (https://www.agencecru.fr/epiceries-cooperatives-participatives/). Or, la proximité et le local sont déjà en croissance.
J’ai néanmoins personnellement quelques doutes quant à la croissance de l’épicerie au-delà de cet intérêt purement économique à court terme :
1/ Le passage du frais à l’épicerie limite certes les pertes chez le consommateur (moindre gaspillage), mais ne résout pas les pertes en production. D’où la nécessité d’innover pour développer des produits upcyclés, de retravailler les process, etc.
2/ Si l’on passe de produits transformés frais à des produits transformés d’épicerie, j’ai peur que cela ne résolve pas le problème de l’éducation aux goûts, au « bien-manger » et à la préparation des repas, tout en détruisant de la valeur. Si l’on veut réellement lutter contre le gaspillage et favoriser cette éducation, il faut probablement retravailler beaucoup d’offres frais, favoriser la cuisine des restes et la limitation des quantités achetées.
3/ Enfin, le surgelé sera peut-être à terme la catégorie gagnante, car elle propose le meilleur des deux mondes, en liant la limitation du gaspillage et le prêt-à-consommer, sans guère de compromis sur les saveurs. Les coûts élevés de production (liés en particulier à l’énergie) et un déficit d’image sont certes un frein, mais la réussite de Picard en 2022 montre que pour une partie de la population, l’heure du surgelé est peut-être plus propice. Mais là encore, on peut constater que le marché est plutôt porté par des distributeurs sous leur marque que par des marques locales ou nationales.
En synthèse, nous sommes nombreux à faire le constat d’un consommateur français de plus en plus schizophrène en matière d’alimentation.
Merci à CB News de m'avoir convié à l'édition 2020 du #FoodMorning sur le thème de la schizofood !
D’un côté :
– une demande croissante pour l’origine France, le local et une alimentation de qualité ;
– une demande (et une pression règlementaire forte) pour réduire les intrants chimiques et un plébiscite pour l’imaginaire des jours heureux des petites exploitations ou des petits artisans qui incarnent leurs produits ;
– une volonté de mieux s’alimenter, en allant vers des produits moins transformés.
De l’autre :
– une pression sur les prix ;
– une pression sur le temps disponible pour s’alimenter. Pour beaucoup de consommateurs, la cuisine n’est finalement pas un loisir, mais bien plutôt une contrainte. Les joies de la pâtisserie pendant les confinements étaient-elles réelles ?
Après avoir présenté les deux grandes démissions qui me semblent affecter le secteur agroalimentaire et avoir envisagé leurs conséquences multiples, il me reste à faire preuve d’optimisme. Oui, des pistes à défricher existent pour se réinventer, en particulier pour les marques. Nous les verrons la prochaine fois.