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« Qui veut la peau des bons vivants ? » scandait en Une Le Point en septembre 2019.
Ce dossier, faisant l’apologie d’un lâcher-prise, tout aussi caricatural que l’orthodoxie qu’il pourfendait, était à vrai dire relativement peu intéressant. Il était cependant révélateur d’une tendance bien réelle qui s’exprime fortement aujourd’hui : le retour sur le devant de la scène des bons vivants.
En effet, en réaction aux irritations provoquées par la sur-médiatisation des ultras de l’alimentation, partisans d’une certaine morale alimentaire et polarisant le débat entre le bien et le mal manger, on assiste au grand retour des bons vivants.
Mais au fait, qu’est-ce qu’un bon vivant ?
Pour mieux appréhender cette notion et éviter de projeter d’emblée un ressenti trop personnel, je suis allé interroger Kilien Stengel, auteur gastronomique et chercheur à l’université de Tours :
Les choix alimentaires dans notre vie personnelle s’appuient sur trois schémas directeurs plus ou moins importants pour chacun. Choix concentrés sur la dimension du plaisir et de l’hédonisme. Choix démultipliés par des expériences à vivre, intitulant ses modèles œnophilie et gastronophilie. Et choix de pratiques et rituels mettant en œuvre la notion de partage d’un moment, d’un lieu ou d’un contexte. C’est l’ensemble de ces trois vecteurs, dans un certain équilibre ou tout simplement dans leur pluralité, qui engendre le paradigme du « Bon vivant ». La prescription du « bon vivant » décrit tout évènement gastronomique par le jeu d’une ambiance, et toute idéologie par un même crédo : l’ABC Amitié Bonté Camaraderie. Toutefois le concept du partage entre « bons vivants » se distingue dans des sphères d’individus de profils très variables : on le percoit, entre autres, dans le cadre amical, le cadre familial, comme le cadre social. La politique d’un bon vivant tient dans l’approche identitaire qu’il veut détendue et hédonique.
A l’image du personnage « Colas Breugnon » de Romain Rolland, le bon vivant est bon buveur et fort mangeur, vivant dans un espace de joie et de détente. Un charme qui fait de lui un praticien de la fête comme de la bonne humeur, adepte du folklore et de la « bonne bouffe ».
Alors, on connaissait déjà le fameux GAG (Gras Alcool Gluten), un bar restaurant parisien qui avait tenté de rééquilibrer les choses en réhabilitant le bon gras, le bon alcool et le bon gluten.
Beaucoup plus surprenant, certains grands professeurs s’y mettent, comme par exemple le célèbre cancérologue David Khayat, qui publie Arrêtez de vous priver ! (Manger, boire, bien vivre, tout est enfin possible), un hymne au lâcher-prise total. Clairement de mon point de vue, la limite de l’exercice totalement franchie !
Le nouveau credo : au diable la morale alimentaire !
Au menu : du gras (à priori, c’est la vie !), du plaisir, de la convivialité… bref beaucoup de choses oubliées par une époque qui a décidé (tout du moins médiatiquement) d’ériger les diktats alimentaires en nouvelles normes.
D’ailleurs, à ce sujet, selon un sondage Opinion Way d’août 2021 pour Naturalia, les Français en ont assez de subir des diktats alimentaires :
- 3 Français sur 4 estiment recevoir de nombreuses incitations ou informations contradictoires qui rendent difficile de faire le bon choix.
- 2 Français sur 3 estiment que les informations en matière d’alimentation sont culpabilisantes, voire anxiogènes.
- 2 Français sur 3 pensent qu’en matière alimentaire, beaucoup de choix imposés nous retirent du plaisir.
En opposant le bon et le bien d’une façon trop caricaturale, en surfant sur les peurs et en abusant des injonctions, on contribue certainement à désengager une partie de la population. C’est le pari créatif que prend l’enseigne de distribution de produits bio Naturalia avec cette nouvelle communication :
Pour la rentrée, NATURALIA libère des diktats alimentaires… Pour « ouvrir la bio spécialiste à tous » NATURALIA part en campagne et s’attaque avec humour à un sujet omniprésent dans la société : les diktats alimentaires.
J’ai sélectionné trois exemples qui illustrent pour moi l’expression de ce mouvement :
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Emmanuelle Jary de « C’est meilleur quand c’est bon »
Hors des sentiers bistronomiques à la mode, Emmanuelle Jary, journaliste depuis plus de vingt ans pour le magazine Saveurs est la créatrice de l’émission « C’est meilleur quand c’est bon », un guide gastronomique vidéo diffusé uniquement sur le web.
Elle y arpente des adresses authentiques, réputées pour offrir de faire bombance. Dans des pastilles courtes de moins de quatre minutes, filmées par son compagnon, on l’observe se taper la cloche face caméra. Son style brut et sans chichis nous embarque : elle a ce don pour raconter ce qu’elle mange avec humanisme et pour mettre en lumière la personnalité unique des femmes et des hommes en cuisine.
Si Emmanuelle Jary réhabilite le plaisir de bien manger à la française, elle me précisait néanmoins lors d’une interview accordée à Stripfood :
Il faut du plaisir, c’est évident, mais également de la conscience. Ensuite, à chacun ses priorités (environnement, éthique, condition animale, etc.), je ne veux culpabiliser personne.
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Gueuleton, « la marque des bons vivants »
Gueuleton se présente comme « la marque des bons vivants ». Sa punchline, « un esprit sain dans un porcin », annonce tout de suite la couleur et sa websérie, « Terroirs de gueuletons », est adressée aux amoureux de notre patrimoine gastronomique avec la volonté (dixit les auteurs) de « mettre en avant un art de vivre que nous aimons & que nous défendons ». Gueuleton, c’est également des restaurants dédiés à la ripaille nés dans le Sud-Ouest (le premier à Agen en 2013) et, désormais, un magazine.
Gueuleton ressuscite un peu à sa sauce l’esprit de la cuisine des mousquetaires de Micheline et Maïté. Ode aux terroirs français, aux traditions et aux plaisirs de la table, ici on boit, on mange et on fume.
Un style qui apparaît clivant comme en témoigne ces messages sur Twitter :
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LES HARDIS, la société des nouveaux hédonistes.
Les Hardis, c’est un magazine communautaire consacré à l’active lifestyle et l’art de vivre à la française. « Pour femmes et hommes de goût(s) » dixit le magazine. Leur manifeste est clairement positionné dans cette même veine :
« C’est l’heure du véganisme, du sans gluten, l’heure de faire du yoga et d’apprendre à méditer, de jeûner et de faire soi-même son shampoing, de se lever tôt, de prendre du temps pour soi mais aussi pour les autres… Oui, nous vivons un soft-totalitarisme animé des meilleures intentions ! Et cette nouvelle quête de bien-être se fait au prix de nombreuses libertés.
Tout ce qui nous faisait plaisir hier semble désormais coupable, pour nous comme pour notre planète : faire rouler son vieux coupé cabriolet, savourer une andouillette AAAAA après le sport, fumer un cigare avec un whisky 16 ans d’âge à la terrasse d’un bistrot, prendre un bain ou prendre l’avion, skier au mois d’août, se coucher après 23h, boire avant 19h… Le plaisir serait-il en voie de disparition ? Il est temps de décider de ce qui est bien pour nous !
Non aux diktats hygiénistes. Oui au superflu.
Non à la morosité ambiante. Oui à l’envie.
Non à la culpabilité. Oui à la spontanéité et au libre-arbitre.
Non à l’esprit de sérieux. Oui à la légèreté…
Nous croyons que pour aller mieux, le monde a aussi besoin de légèreté, de plaisir et d’action et d’instants de joie. Le plaisir et la confiance en l’avenir peuvent aider et faire progresser les individus et le monde.
Et si, tout simplement, on s’autorisait le plaisir ? »
Le bon vivant vu par…
- Guillaume Millet, Directeur PlantBased (Végétal) chez Danone :
Qu’est-ce qu’un bon vivant ?
Fait-il aimer le saucisson et la viande ? Le gras, l’alcool, Non pas forcément. Faut-il aimer se baffrer, aimer la ripaille ? Il faut aimer la vie d’abord, le plaisir, la surprise du goût, faire honneur à la quantité quand elle est là, apprécier aussi quand il y a peu. C’est souvent oublier le mot non, et plutôt dire « pourquoi pas » ou « encore un peu ». On peut être végétarien et bon vivant, oui.
- Blandine Vie, fondatrice et rédactrice en chef de Greta Garbure :
Pour moi être bon vivant, c’est avant tout une faculté d’accueil par rapport à tout ce que la vie nous offre de beau et de bon.
C’est avoir de la curiosité – ce qui est une forme d’appétit –, de la gourmandise, de la bienveillance, aussi. C’est être jovial, avoir de la joie (au sens étymologique, joie est le substantif de jouir, d’où l’expression « filles de joie » pour les femmes qui donnent du plaisir), cultiver le plaisir des sens, des 5 sens, pas seulement les plaisirs de bouche. C’est une quête du « gai savoir » qui implique un appétit qui ne chipote pas – ce qui ne signifie pas qu’on doive aimer tout – et une large soif, à la manière rabelaisienne. Se resservir est une forme de politesse si cela n’est pas synonyme de goinfrerie.
- Quentin Caillot, fondateur de l’agence CRU :
Pour moi, un bon vivant est avant tout quelqu’un qui aime partager les bonnes choses de la vie. Partager des rires, des expériences, de bons moments, et quand il s’agit de cuisine, de bons produits bien cuisinés ! En ce qui concerne les plaisirs de la table, nous avons en France une vision assez cadrée de ce que doit être quelqu’un de bon vivant. On y attachera assez naturellement des symboles traditionnels tels que le vin (beaucoup), le fromage, la charcuterie, les pièces nobles de viande. Il y a cependant un enjeu important qui se dessine (du moins à mes yeux) : celui de montrer qu’on peut être très bon vivant avec une alimentation végétarienne ou à dominante végétale !
- Renards Gourmets (Morgan Malka et Esther Ghezzo), « les deux gastronomes en gants de velours » :
Pour nous être de bons vivants d’aujourd’hui ne diffère en rien des quêtes hédonistes d’autrefois. Les plaisirs de la table alliés aux essentiels superlatifs de l’existence sont les conditions sine qua non d’une vie bien pleine. Il faut savoir localiser ses envies, s’y consacrer et avoir un sens aigu des priorités en se défaisant le plus possible des attentes dogmatiques. Nous ne sommes pas nécessairement uniques mais c’est en ayant foi en soi et en ses particularités qu’on le devient. De beaux calices pleins de vins justes, de somptueuses agapes aux parfums voltigeurs qui nous transportent de Sienne jusqu’au Valromey. Quelques trémolos de mandoline, le crépitement du chêne qui s’étouffe dans la cheminée, c’est assez pour nous. La vie est ce qu’on en fait mais elle est aussi le miroir de nos projections. Plus loin on vogue, plus vaste est notre monde intérieur et qu’est-ce qu’être un bon vivant si ce n’est que de cultiver aussi bien son jardin secret que d’enrichir ses liens avec son intime compagnie de sybarites ? Être un bon vivant c’est être la parfaite réflexion de son âme. Une âme heureuse et comblée par les plaisirs simples et accessibles de l’existence. Être un bon vivant c’est être débarrassé de fards inutiles tout en cultivant une certaine emphase et un goût pour le baroque. Notre époque manque cruellement de fantaisie et se voit jugée par les néo-inquisiteurs qui, comme dans la Florence de Savonarole, confondent péchés et plaisirs. Être un bon vivant c’est savoir passer outre et conserver son cap, c’est trouver chaque jour une raison de célébrer les bonnes et les mauvaises nouvelles et si rien ne se passe, il faut célébrer davantage car ce sera déjà le commencement de quelque chose.
- Marion Sauveur, journaliste gastronomie sur Europe 1 « les Bons Vivants »
Pour moi, un bon vivant.. c’est être un amoureux de la vie et des plaisirs du palais et les partager avec bonhommie.
En conclusion, dans son essai de prospective publié en mars 2020 et publié sur StripFood, Alexandre Richard imaginait quatre futurs potentiels dans le monde post Covid-19.
Un des scénarios, dont il prédit une pénétration à 80 %, avec un « bond instantané et massif » qui se lissera au bout de quelque mois, est un scénario (nommé « Splurge ») qui naît de la frustration et de la privation. « Le désir sera à son pic. On voudra rattraper et profiter de tout ce dont nous avons été interdit pendant cette période. Un phénomène d’après-guerre assez classique avec un pic de consommation, notamment dans les secteurs liés à l’hédonisme. »
L’épicurisme au coeur de la culture française.
Alors, au-delà d’un simple phénomène de rebond conjoncturel, ce retour au devant de la scène du plaisir à tout va semble sonner comme une marque de résistance culturelle bien française. Cela nous rappelle que le plaisir reste un driver clé de l’alimentation.
De quoi inspirer de nombreuses marques qui pourraient y voir une opportunité de célébrer à nouveau le plaisir de leur consommation décomplexée. Une occasion rêvée de décaler le débat en faisant peut-être oublier les autres responsabilités auxquelles elles doivent faire face en parallèle ? En tout cas, la tentation d’y succomber peut-être grande.