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La crise sanitaire de la Covid 19 a conduit bon nombre de salariés à s’interroger sur le sens qu’ils veulent donner à leur travail, leur métier, leur utilité sociale. Le mot vocation a surgi mais confondu avec le métier quand celui-ci n’est que sa modalité à un moment donné. L’heure est à la révolution dans la gouvernance et le management : pas de raison d’être de l’entreprise sans que chaque salarié ne s’en sente porteur, acteur et responsable de ses impacts qu’il entend laisser. Un défi que doivent relever les industries agro-alimentaires.
« Suscitons des vocations dans les métiers qui ont perdu des salariés » titre le Monde Campus, le 24 mars 2022. La « crise des vocations » ne concerne plus seulement les prêtres mais également les infirmières, les enseignants, jusqu’aux conducteurs d’autocar ! Selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), près de 470.000 Français ont quitté leur CDI au premier trimestre de l’année 2022, soit 20 % de plus qu’en 2019. Ce même mois de mars, le gouvernement lançait une campagne nationale de recrutement pour convaincre, notamment les jeunes et les personnes en reconversion, de rejoindre les métiers du soin et de l’accompagnement qui connaissent une pénurie sans précédent. La campagne promet des métiers « humains et utiles », aide-soignant, infirmier, éducateur spécialisé, accompagnant éducatif et social. Dans le cadre de la Journée des droits des femmes, Élisabeth Borne, alors ministre du Travail, entendait « renforcer l’orientation des jeunes filles vers les filières scientifiques » : « Mesdames, choisissez les métiers de la transition énergétique »(1). Une publicité du Crédit Agricole encourage les nouvelles vocations… dans l’agriculture !
Changement de paradigme
Le secteur de l’alimentation souffre-t-il du même fléau, nommé aussi bien « grande démission » que « grande résignation », « grande désertion », « grande rotation » ou « démission silencieuse » (2) ? Si l’on a constaté, particulièrement durant les vacances d’été, une pénurie de main d’œuvre dans la restauration, celle-ci ne semble pas avoir touché le commerce non plus que les entreprises alimentaires (3). Pour autant, des tensions sur le marché de l’emploi conduisent bon nombre d’entre elles à créer leur propre école de formation interne (4). Des pénuries s’observeraient sur un large éventail de métiers comme les chefs de secteurs commerciaux, les opérateurs saisonniers en usine ou encore les techniciens de maintenance. Au reste, pourquoi se diriger aujourd’hui vers ce secteur quand on est en quête d’un emploi ? Par hasard, élimination, mimétisme, opportunisme ? Ou par vocation ? Mais laquelle, pourquoi, pour quoi, pour qui ? Si l’on s’en tient, dans cet article, aux seules entreprises agroalimentaires, premier secteur industriel et premier employeur en France, secteur très divers comptant aussi bien des multinationales que des ETI, PME/TPE, il en va de leur légitimité pour rendre attractifs tous les nombreux métiers qu’elles fédèrent.
Chaque personne est animée — dans le double sens de l’âme et du mouvement — par sa vocation qui l’habite tout au long de sa vie, sa raison d’être, sa finalité.
Quel « noble » métier que celui de nourrir mais aussi de contribuer à améliorer la santé, l’espérance de vie des humains sans oublier la préservation des ressources du sol et de la biodiversité…la défense du bien commun. La chaîne d’union – opérateur, technicien, logisticien, ingénieur, recherche, qualiticien, marketeur, commercial, etc…- (5), offre une palette très riche de métiers indispensables qui entrent dans la catégorie du « care ». Pour autant, prenons garde des alvéoles proposées sur le marché du travail qui ne nous sont pas destinées. On ne choisit pas un métier ni n’embrasse une cause pour ce qu’il ou elle représente mais parce que l’on souhaite être et pouvoir agir grâce à eux, parce qu’ils nous font vibrer, nous « parlent » de manière unique ! Un changement de paradigme s’impose fondé sur la vocation (6) propre à chaque être humain. C’est une évidence trop souvent oubliée : chaque personne est animée — dans le double sens de l’âme et du mouvement — par sa vocation qui l’habite tout au long de sa vie, sa raison d’être, sa finalité. C’est une singularité propre à chacun trop souvent niée et qui s’incarne dans ses actes tout au long de sa vie. Chacun d’entre nous est appelé à agir, avoir sa part positive, dans sa zone d’influence pour contribuer de manière unique à un monde meilleur. La vocation est le fil rouge qui relie ses actes, ses engagements tout au long de sa vie et leur donne sens (7). Cessons de définir les gens uniquement par leur métier, demandons leur d’abord leur impact souhaité, leur empreinte désirée, leur singularité ressentie, leur vocation découverte et accomplie. Chaque personne est plus grande en énergie, puissance et créativité que ce qu’elle ne paraît. Un gisement, pour l’heure mal ou inexploité par les entreprises quand celles-ci peinent à considérer les « ressources » humaines comme des richesses. L’humain ne doit plus être considéré comme une main d’œuvre d’exécution mais comme un cerveau d’œuvre d’implication. La vocation de chaque salarié permet d’individualiser et non d’uniformiser, standardiser les actions apportant ainsi un puissant levier de transformation et une nouvelle source de valeur dans l’entreprise.
Raison d’être, raison d’en être
Les entreprises agro-alimentaires peuvent-elles être un creuset de vocation ? Certaines ont été conduites, dans le prolongement de la loi Pacte (8), à définir leur raison d’être. A titre d’exemples (9) : « Apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » (Danone), « Améliorer la qualité de vie et contribuer à un avenir plus sain » (Nestlé), « Aider les Hommes à manger mieux chaque jour » (Fleury Michon), « Inspirer la transition vers l’alimentation végétale pour contribuer au bien-être de l’Homme et à la préservation de la planète » (Bonduelle), « Partager un hédonisme engagé » (Labeyrie Fine Foods)…Autant de raisons d’être mais quid des raisons d’y être et d’en être des salariés ? Comment conjuguer la raison d’être de l’entreprise avec la vocation de ses salariés ? (10) Il ne s’agit pas, pour en être, d’appartenir simplement à l’entreprise ou de comprendre le sens de sa raison d’être. Adhérer aux valeurs de l’entreprise est une chose. Une autre est de s’y impliquer, s’y engager, pour agir par vocation. Une symétrie de l’engagement ou des attentions s’impose qui ne doit plus être à sens unique : celui de l’entreprise en faveur du bien-être de ses salariés et de leur employabilité et celui de ces derniers pour la rendre plus performante. Les motivations extrinsèques semblent à elle seules inefficaces pour attirer et retenir les talents. L’heure est aux motivations intrinsèques qui puisent leur énergie dans la vocation de chaque salarié. L’intégration de la vocation de chacun dans le cœur de l’entreprise serait la manière la plus durable de résoudre la question de l’engagement, qui perturbe tant le fonctionnement des entreprises, du recrutement à la gouvernance, en passant par le management. Il serait souhaitable que l’entreprise s’entraîne à répondre aux questions que se posent ses salariés sur leurs raisons singulières d’y être et d’en être et qui fondent leur motivation intrinsèque, et non d’être chez ses concurrents. Il en va de sa légitimité, de son dynamisme et de sa pérennité.
1 Les Échos, 8 mars 2022.
2 Quiet quitting : faire ce pour quoi on est payé, ce qu’il y a dans la fiche de poste, et surtout rien de plus.
3 On pourrait étendre le secteur alimentation à la recherche, l’agriculture, la logistique, la formation, la communication….
4 Selon l’enquête Besoins en main-d’œuvre 2022 de Pôle emploi, le métier d’ouvrier non qualifié de l’industrie agroalimentaire est classé 5e métier en tension.
5 L’écriture n’est ici « exceptionnellement » pas inclusive….
6 Vocatio, Vocare, être appelé à être et à faire… la voix qui nous guide vers notre voie.
7 Watin-Augouard Jean, Osons notre vocation, pour contribuer de manière unique à un monde meilleur, TheBookEdition (2020), Manifeste de la vocation, Nombre 7 éditions (2021).
8 Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises, la loi fut promulguée le 21 mai 2019. La loi définit également deux autres niveaux de responsabilité et d’engagement : l’entreprise à intérêt élargi et l’entreprise à mission.
9 Attribuez la raison d’être à la bonne entreprise : Labyerie Fine Foods, Fleury Michon, Bonduelle, Nestlé, Danone.
10 A paraître en octobre 2022 : Raison d’être, raison d’y être, raison d’en être ; conjuguer la raison d’être de l’entreprise avec la vocation de ses salariés, Jean Watin-Augouard, Nombre 7 éditions.