Temps de lecture : 7 min
Kilien Stengel, l’auteur de cette sage contribution, conclut en interrogeant « Penser son alimentation ne serait-il pas finalement cette recherche de plaisirs qui constitue le but de l’existence humaine et que l’on nomme hédonisme ? »
Vous avez 7 min ! C’est le temps de lecture de cet article que j’ai choisi d’illustrer par des photos prises à l’occasion de l’Exposition « Je mange donc je suis » de Christophe Lavelle au Musée de l’Homme à Paris en novembre 2019.
Stéphane Brunerie.
Depuis l’origine de l’humanité, l’alimentation est au centre des préoccupations du genre humain. Aristote soulignait ainsi que l’homme n’est rien, qu’il est tout au plus « une bête ou un dieu », et c’est bien l’alimentation qui fait la différence entre ces deux sujets.
Tant qu’il reste une bête féroce, il s’alimente, se nourrit, par ses émotions primitives et son ressenti, son pathos. Il devient l’homme à compter qu’il se mette à apprêter et à transformer ses produits en mets, à chercher une logique -logos- construite dans son processus de création et à travers un discours ou une représentation schématique voire artistique.
Puis il devient théologien, quand il porte une croyance à la production agricole et à la recherche d’une éthique dans cet acte quotidien du mangeur, comme quand il transforme sa cuisine en une déité, en un idéal, lecture de l’éthos, d’une philosophie de vie, d’une gastrosophie.
Quand la gastronomie devient un tout dans sa vie, qu’elle englobe sa vie et ses faits sociaux, il est nécessaire de comparer l‘homme à ses uniques faits sociaux, comme l’entend Emile Durkheim. Il est en cela possible d’étudier l’acte culinaire comme une réalité sociale, comme un « objet de vie » qui est propre à l’idéal de vie de chacun. Un fait global selon Mauss, un phénomène culturel selon Lévi-Strauss, des pulsions inconscientes selon Freud, une reproduction sociale selon Bourdieu, et une symbolique selon Umberto Eco. Autant de points de vue qui rendent idéale chaque représentation du fait alimentaire, culinaire ou gastronomique.
La cuisine est construite selon des méthodes, des rituels pratiques, réplicables et normés. Elle est incarnée par des individus, chefs télévisés, qui s’éloignent de la réalité du quotidien. Gilles Deleuze aurait vu en notre époque gastronomique une « image-temps », trop normée et contrôlée, forgée par des « personnages conceptuels », des « hommes de pouvoir aux origines de la mort de l’homme naturel » aurait ajouté Michel Foucault.
La cuisine dessine une forme logique en premier lieu, qui s’avère être en réalité un monde complexe, qui « si elle ne peut s’expliquer devrait se taire », selon Wittgenstein. Le goût est bien la chose la plus ardue à argumenter. Une conceptualisation individuelle d’une lecture papillaire instruite par une mémoire personnelle. « Une lecture libre qui consiste dans le pouvoir-commencer » selon Hannad Arendt, afin de « comprendre ce que nous faisons » au moins quand nous mangeons, quand nous incorporons une part du monde pour faire évoluer notre corps, notre individualité dans l’humanité. Si la cuisine créative pourrait être « un élan vital d’imagination », Bergson y aurait certainement également vu « une religion dynamique » ou une « société ouverte ».
Aujourd’hui notre société multiethnique fait de nos assiettes un mixed-grill pluriculturel. Et c’est bien de cette diversité des opinions gustatives, des prescriptions culinaires et des modes alimentaires, dont parle Merleau-Ponty. La prime intention se substitue à la perception. Pour ce philosophe, percevoir un goût ou un plaisir, c’est porter un jugement, c’est vivre l’expérience de l’être mangeur, c’est vivre un contact naïf avec le monde qui nous nourrit.
Cette activité intentionnelle de la conscience est un processus de conceptualisation de ce qui nous parait bon ou mauvais, de ce qui nous parait vide d’intérêt ou plein, de ce qui anime toute notre existence ou uniquement le néant. En termes de définition du mauvais, Sartre n’hésite pas à signifier que la bouche est un « néant », un trou à boucher, et que certains produits tels que les huitres sont répugnants, signifiant ainsi une forme de « sentiments existentiels » voire de « conscience de sa propre responsabilité face à l’humanité » dont les animaux, les fruits de mer et l’environnement végétal, font partie. Selon Husserl, l’huitre serait plus « transcendante » à la conscience, que le (dé)plaisir qu’offre la viscosité charnue de ce coquillage. Une représentation qui échappe à toute connaissance certaine et raisonnée et qui suspend tout jugement, dépourvue de toute certitude du bon ou du mauvais, déclinée au statut alimentaire ou gastronomique.
La phénoménologie de la gastronomie est implicite au cœur de notre société, tant pour son économie, son écologie, son éducation, sa culture ou sa production. Alors que le paradigme élitiste de la gastronomie fragmente les valeurs sociales qu’elle représente, l’unité qui compose le repas entre amis ou entre membres d’une famille préconise « l’inversement des valeurs » selon Nietzsche, c’est-à-dire une contribution bénéfique des valeurs sociales de cet acte et de leur cohésion. « Il n’y a rien à objecter que d’un acte un idéal » ajouterait-il. Si le repas peut être considéré comme un acte idéal pour transmettre des valeurs sociales, la gastronomie dans l’assiette a beau n’être qu’une question de matières et le gastronomisme dans les échanges qu’une affaire d’esprit, Marx estime que ce n’est pas l’esprit qui fait évoluer une société mais le matérialisme. Ainsi l’évolution de l’alimentation et de ses phénoménologies satellitaires, telles que la cuisine, sont guidées par l’argent, par des points de vue variables, en fonction de tous les regards. Pour exemple, Marx tourne son regard vers l’aspect social, pour parler de valeurs et d’actes. Sa critique sur le capitalisme, de tous prismes, apporte une interprétation supplémentaire aux divers paradigmes de la gastronomie. L’ensemble de ses représentations permet de la discerner, la transformer et la faire évoluer, de lui donner une existence aussi subjective soit-elle.
La bonne cuisine se crée, elle-même, à travers les échanges de table, et c’est par cela qu’elle n’est pas rare. L’esthétisation d’une bonne cuisine lui offre un épanouissement, offre du désir au mangeur, et justifie ainsi la signification de son existence, chère à Søren Kierkegaard. Ce dernier aurait perçu trois stades d’existence de la cuisine, une existence esthétique, une existence mystique ou religieuse, et une existence éthique. La recherche de la bonne alimentation est finalement, à l’instar du système hégélien, une marche vers un bon identitaire, vers un vrai absolu. La relativité étant, cette recherche se prolonge ensuite en une libération progressive de l’erreur technique, du mauvais goût, du faux. Une forme d’accomplissement du raisonnable qui cherche à ne plus vouloir avoir toujours raison. Mais s’il n’y a plus de vérités absolues et universelles en termes de bon goût, tout serait-il donc faux ?
La gastronomie est donc ce qu’elle parait être, plus que ce qu’elle est, selon Kant. Si les esthètes de la cuisine la connaissent techniquement, historiquement, anthropologiquement, et savent ce qu’ils veulent en faire, savent-ils pour autant ce qui leur est permis d’en espérer ? Le fondement d’une vie oscille autour de deux bases : être libre et agir bien. Mais nos désirs alimentaires, les préceptes culinaires, la recherche du statut social à travers la quête gastronomique, sont autant de contraintes. Seule la raison apporte une liberté de choisir, d’agir, à chaque repas, tant que ces choix n’incombent pas la liberté d’autrui.
La gastronomie est-elle finalement la représentation d’une bonne cuisine ou la représentation d‘une cuisine ? La faculté de juger selon Kant consiste à découvrir l’universel dans l’individuel. Ainsi en regardant une assiette, je peux la juger « bonne » et de même en découvrir l’organisation technique, comme la conceptualisation générale. Aussi si le.la chef.fe cuisinier.e est reconnu.e est reconnu médiatiquement, nombre de consommateurs estiment la capacité de cet individu à produire une bonne cuisine. L’idée de cause à effet, selon Hume, nous permet d’affirmer cette simple proposition comme une certitude fondée. Mais la croyance n’est rien qu’une conceptualisation d’un objet vivant et en perpétuelle évolution.
Le bon n’est donc qu’une question de préjugés évolutifs. Et notre évolution des plaisirs gustatifs, variant au fil de notre vie, n’est donc qu’une question de contradictions. Rousseau disait à ce propos « j’aime mieux être un homme de paradoxes qu’un homme de préjugés ». Dans ces différentes luttes de conceptualisation de la gastrosophie, comme pour d’autres objets d’études philosophiques, la recherche des plaisirs alimentaires et gastronomiques est synonyme de pensée libre et hardie, mêlant affirmation et scepticisme. Le consommateur devient de plus en plus suspicieux vis-à-vis de ce qu’il incorpore et le gastronome argumente avec méthodologie. La gastronomie et l’alimentation sont ainsi des outils d’introspection qui donnent l’occasion à « celui qui s’étudie lui-même d’avancer dans la connaissance des autres » selon Diderot.
En cela, Montesquieu, pour apporter de la rationalité à son analyse scientifique, lance la sociologie de l’alimentation avant l’heure en ayant pour originalité d’être l’un des premiers auteurs à examiner tous les facteurs, à savoir le climat, le relief et l’organisation sociale. Aron s‘en inspirera et Lévi-Strauss la déclinera en « nature versus culture ». Nuancé, Montesquieu argumente la recherche du plaisir et de ses excès en souscrivant au fait que « quand une bonne chose a tout de même un inconvénient, il est d’ordinaire plus prudent d’ôter l’inconvénient de la chose ». Autrement dit, ce n’est pas à l’alimentation de nous gouverner mais bien l’inverse à mettre en application, afin d’écraser l’infâme et de se déposséder de la grâce dictatoriale de la gastronomie ou du nutritionnisme, aurait ajouté Voltaire. Voltaire toujours en lutte contre les formes de fanatismes et d’idéalisation, afin d’étendre le principe de tolérance des opinions du bon et du mauvais, d’offrir un droit inaliénable de penser librement et de refuser les dogmes. Le goût participe en tous cas à cette liberté d’opinion, à ce droit d’apprécier ou pas, à ce refus de l’absolutisme. Dans l’entendement humain, selon Leibniz, il n’y a rien dans l’esprit qui ne soit pas auparavant passé par les sens. Des sens irriguant des désirs. Des désirs générant l’effort d’évoluer pour exister, pour persévérer, pour vivre le conatus de Spinoza, pour être un être qui élève sa pensée et dénonce les idées reçues.
Ce cheminement vers une certitude personnelle du bon, cartésienne, afin d’accéder au vrai bon, identitaire et évolutif, c’est la diversification alimentaire dont tout être a besoin dès son plus jeune âge. Ces passions et plaisirs qui sont tous bons par nature et dont nous n’avons rien à éviter sinon leurs excès, selon Descartes, c’est la gastronomie. Et c’est par cette différence que la raison, constante, nous accompagne dans nos choix. Le goût dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons, selon Montaigne. Les philosophes nous éclairent impitoyablement sur les vérités de l’humaine condition. Les égrener de la sorte n’a rien de machiavélique, ni de vraisemblablement méthodologique, ni de totalement épicurien, et parait presque à première vue risible tant les références sont nombreuses. Si se moquer de la philosophie, c’est justement philosopher, rappelle Pascal, penser son alimentation ne serait-il pas finalement cette recherche de plaisirs qui constitue le but de l’existence humaine et que l’on nomme hédonisme ?