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Orbois, Genouillet, Dureza ou encore Oeillade… ces noms ne vous disent certainement pas grand-chose. Ce sont tous des cépages oubliés que l’on appelle aussi rares, modestes ou « à redécouvrir ». Alors que l’on en compte pas moins de 220 autorisés en France, près de 90% des vignobles sont constitués de seulement 20 cépages. Jeanne Yerre est une grande spécialiste de la question. Cette fille d’un archéologue reconverti à l’étude des cépages à sa retraite, a décidé de consacrer sa vie à promouvoir ces vins alternatifs sacrifiés sur l’autel de la standardisation. Un entretien inspirant qui challenge la tentation de fuite en avant de l’innovation qui devrait apprendre à se retourner plus souvent vers le passé.
Tu cumules pas moins de 3 jobs, une véritable slasheuse ! Peux-tu nous en dire plus ?
Passionnée par le travail de recherche et d’analyse archivistique, je suis chercheur associé à l’Université de Tours au sein du laboratoire Archéologie et territoires. En parallèle, je mets en pratique ces travaux de recherche en accompagnant les vignerons dans la replantation de ces cépages oubliés. J’assure également la promotion de ces vins auprès des cavistes et restaurateurs sur Paris. Enfin, j’organise également des évènements comme le Salon Altervinea, le salon des vins de cépages à (re)découvrir qui se déroulera à Langeais en Touraine les 2 et 3 décembre prochain.
Jeanne Yerre en compagnie de Elise Renaud, la vigneronne du Domaine Salel & Renaud.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
La disparition de nombreuses variétés de raisins est un mouvement continu qui débute dans les années 1840 avec le passage du modèle de la polyculture à la monoculture. À l’époque, aucun paysan n’est vigneron, car la vigne ne produit que 7 années sur 10. On sélectionne alors les variétés les plus faciles à cultiver, les plus rentables et celles correspondant au goût de l’époque.
L’épisode du phylloxera à partir de1870 va anéantir 80% du vignoble français. Comme on rémunère à l’époque au degré alcoolique, on va replanter des variétés en choisissant celles avec les plus gros degrés d’alcool entrainant la disparition de nombreux cépages.
Enfin, pour couronner le tout, dans les années 50, de nouveaux cépages disparaissent avec l’âge d’or des produits phytosanitaires. On va alors privilégier les cépages les plus sensibles aux maladies et continuer d’arracher certains cépages.
Pour simplifier les vignobles et uniformiser toujours plus les goûts, les vignerons à travers les AOC ont également réduit les cépages autorisés appauvrissant une fois de plus les cépages. Ce modèle correspondant à un marché du vin de masse standardisé aux mains de la grande distribution, où il y a peu de place à la diversité.
Dégustation à Tours à la Villa Rabelais par Jeanne Yerre après une conférence Slow Food – mai 2023
Est-ce que ces vins sont meilleurs ?
Si je m’intéresse à ce sujet c’est avant tout justement, car les gouts me plaisent. Ils sont en fait très différents et peuvent même se révéler perturbants pour des nos palets habitués aux gouts standardisés. Pour moi, on retrouve vraiment le gout du raisin.
En quoi ces cépages raisonnent-ils particulièrement avec les grands enjeux de notre époque ?
On ne peut pas faire une réponse globale et il y a de nombreuses spécificités dans ces cépages. Cela dit, ils peuvent être une réponse aux enjeux climatiques. Ils ont souvent un potentiel alcoolique faible, ce qui permet de contre-balancer l’impact de ce réchauffement climatique qui fait monter les taux de sucres et donc d’alcool. D’autant plus que les consommateurs recherchent de plus en plus des vins moins forts. Certains de Ces cépages sont également peu sensibles à certaines maladies et ont des rendements intéressants. Enfin, des fois plus tardifs dans les bourgeonnements, ils peuvent donc aussi être moins sensibles au gel. Prenons l’exemple de Vouvray. Avant, on plantait du Chenin sur les coteaux et de l’orbois dans les bas de pente, car il ne gelait pas contrairement au Chenin. Les vignerons ont décidé de planter partout du chenin qui se valorise plus, mais en revanche, il gèle pratiquement chaque année !
Ils sont donc promis à un grand avenir ?
Je pense qu’en fait, le combat est perdu d’avance. Aujourd’hui, les financements publics vont à la recherche pour créer de nouvelles variétés interspécifiques, des croisements avec des variétés américaines ou chinoises. Soi-disant résistantes, elles développent en fait d’autres maladies. Enfin, ironie du sort, comme elles ont un très fort potentiel alcoolique, on est obligés de les désalcoliser !
On n’apprend plus de l’histoire ?
Ce sujet est symptomatique de notre société actuelle. Plutôt en effet que d’apprendre de l’histoire, on cherche à fabriquer toujours de nouvelles choses comme une fuite en avant. On ne cherche pas à reproduire, ni même à comprendre. Pourtant, apprendre à se replonger dans notre histoire, peut-être une véritable source d’innovation. C’est le sens de mes travaux et de mes activités.
Pour en savoir +
- Le site de Jeanne Yerre : https://jeanneyerre.fr
- L’association Rencontres des Cépages Modestes : http://www.rencontres-des-cepages-modestes.com/
- Le blog de son père (Henri Galinié) : https://cepagesdeloire.wordpress.com/
Ses cuvées « coup de coeur » :
- A mon Grand Père 2022 Domaine de Quissat (Négret de Banhars) – contact : www.domainedequissat.fr
- Cuvée Vendémiaire 2021 Vincent Chauvelot (Genouillet) – contact : 06 15 64 05 97
- Testaïre 2022 Domaine Salel & Renaud (Raisaine) – testaïre signifie têtu car il leur a fallu beaucoup d’abnégation pour obtenir le droit de replanter de la raisaine ! – contact : www.domainesalelrenaud.com
Les pionniers du genre :
- Robert Plageoles à Gaillac, Thierry Navarre à Saint Chinian (Languedoc) et Michel Grisard en Savoie ont été les premiers à avoir réintégré ces cépages à la fin des années 80
- Association « Rencontre des cépages modestes » : http://www.rencontres-des-cepages-modestes.com/
Les évènements à venir :
- Cycle d’ateliers de perfectionnement à la Villa Rabelais – 116 bd Béranger – 37000 Tours :
Programme :
1ère séance – jeudi 9 novembre 2023 de 18h30 à 20h – Ce que la Loire doit à la Bourgogne
2ème séance – jeudi 7 décembre 2023 de 18h30 à 20h – Ce que la Loire doit au Sud-Ouest
3ème séance – jeudi 18 janvier 2024 de 18h30 à 20h – Ce que la Loire ne doit à aucun autre vignoble. Les cépages dits « autochtones »
30€ par séance ou 75€ pour les 3 – Inscription jeanne.yerre@gmail.com ou 06.59.78.49.18.
- Le salon AlterVinea aura lieu le 1er weekend de décembre à Langeais
AlterVinea a pour but de promouvoir les cépages traditionnels de France, toutes régions confondues, en priorité ceux qui ont été délaissés et qui sont à (re)découvrir. Des vignerons s’attachent à remettre ces anciens cépages en culture à la fois pour valoriser un patrimoine et contribuer à chercher des réponses au violent changement climatique en cours.
AlterVinea, par ses organisateurs, est en contact étroit avec la recherche historique et ampélographique actuelle pour asseoir son action sur les développements les plus récents en matière de recherche.
AlterVinea s’est donné pour objectif de présenter chaque année des cépages à (re)découvrir et d’inviter une vingtaine de vignerons qui réhabilitent de tels cépages et en expriment le potentiel.
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