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StripFood est un média de décryptage sur le sujet global de l’Alimentation. Au cœur de son positionnement, je place l’indépendance (je n’ai pas dit la neutralité car cela n’existe pas). Il fait ainsi appel à un réseau de contributeurs triés sur le volet que je sollicite ou qui me sollicitent mais que je considère tous comme pertinents et crédibles pour s’exprimer de façon accessible sur ces sujets complexes. StripFood c’est également des personnalités que je choisi d’interviewer pour alimenter ces réflexions et permettre à chacun de construire ses propres opinions alimentaires.
J’ai le plaisir aujourd’hui d’interviewer Emmanuelle Ducros, journaliste au quotidien L’Opinion. Ce média se positionne comme « un média d’opinion engagé et ouvert qui donne aussi la parole à ceux dont l’opinion est différente avec une ligne éditoriale claire : libérale, pro-business et européenne ». Sur sa bio, que l’on trouve sur le site du journal, on peut lire en toute transparence que « ses premières armes à la Télévision Suisse Romande lui ont donné le goût du chocolat, pas celui de la neutralité ». En effet, Emmanuelle Ducros est clairement une personne qui s’engage et notamment pour défendre ses sujets de prédilection : l’agriculture et l’alimentation. Celle qui avoue incarner « un regard bienveillant sur l’agriculture française » part clairement en croisade contre les réflexes pavloviens et la dictature ambiante de l’émotion qui font de l’agriculture le coupable un peu trop idéal de nos névroses collectives. Une interview cash avec celle qu’il n’est pas franchement adepte du « politiquement correct ».
StripFood : Qui êtes-vous Emmanuelle Ducros ?
Emmanuelle Ducros : Je suis journaliste pour le quotidien L’Opinion, qui existe depuis 7 ans. Je suis spécialiste du transport mais surtout de l’agriculture et de l’alimentation, des sujets qui me passionnent et m’étonnent sans arrêt. Je suis ravie de pouvoir écrire sur une matière aussi enthousiasmante. Au fil du temps, j’ai beaucoup changé d’opinion. Je multiplie les sources, je n’ai pas de tabou à parler à tout le monde.
Les sujets agricoles et agro-alimentaires sont des sujets extrêmement complexes, souvent traités à l’emporte-pièce sans beaucoup de nuances.
SF : Vous êtes ultra active sur Twitter et reconnue pour vos punchlines qui claquent. Mais pensez-vous vraiment que ce soit utile de réagir à tout ce qui nous insupporte et répondre aux contradictions bien souvent portées par des anonymes ?
ED : J’ai changé ma manière de faire. Je ne réponds plus beaucoup aux anonymes, ou alors rarement. Les sujets agricoles et agro-alimentaires sont des sujets extrêmement complexes et souvent traités à l’emporte-pièce sans beaucoup de nuances. Il m’a me semble parfois utile et nécessaire de faire de la contradiction et même parfois de la provocation pour secouer les choses, susciter une forme de réflexion et faire apparaitre des paradoxes. Sur les questions agricoles, le problème vient des réflexes pavloviens qu’il faut contrarier.
SF : France culture a intitulé une chronique il y a plusieurs mois « Êtes-vous pour ou contre Emmanuelle Ducros ? » Comment expliquez vous que vous soyez une personnalité aussi clivante ?
ED : Je n’ai pas été interrogée pour cette chronique et c’est extrêmement brutal de lire ça. Mais c’est ainsi. Cela veut certainement dire que je mets le doigt sur de bonnes questions. Au fond, le sujet, ce n’est pas moi, c’est l’agriculture française et la façon dont je la raconte, d’une façon probablement inhabituelle. On n’est pas vraiment accoutumé à ce discours-là. J’ai choisi de ne pas prendre l’agriculture pour la coupable idéale, mais de la traiter aussi comme un sujet économique, géopolitique, en essayant de la remettre dans une perspective large, celle de notre rapport au reste du monde et à la souveraineté alimentaire, qui est une immense chance. Maintenant, je n’ai pas envie qu’on soit pour ou contre une idée, mais qu’on se décide à la lumière de faits.
SF : Dans une interview pour L’Express, le dessinateur Xavier Gorce affirme que de nos jours « la victoire de l’émotionnel, du ressenti est alarmante ». Vous-même défendez la rationalité, la science contre les croyances. Comment en sortir ?
ED : On est allé très loin dans l’émotion et les réflexes pavloviens ; nombre de débats se résument désormais à un combat des bons contre les méchants. Evidemment, nous devons tous composer avec nos émotions, mais si c’est le seul moteur de l’action, c’est un désastre total. La science et la rationalité, sont des bases de discussion communes dans l’espace public, pas les émotions. Sinon, on est dans les « fait alternatifs » ; chacun peut raconter n’importe quoi et c’est celui qui hurle le plus fort qui a raison. Ce n’est pas ma conception du débat public.
SF : J’ai l’impression que notre époque confond la notion de risque avec celle de danger. Mais comment peut-on identifier une limite ?
ED : Si l’on évalue systématiquement les choses sous l’angle du danger, on se prive complètement des apports des technologies car, comme tout est potentiellement danger dans la vie, on ne fait plus rien. Cela nous paralyse. La notion de risque appelle la notion de bénéfice. Le danger est que l’avion puisse tomber, le risque c’est d’être dans l’avion qui va tomber, c’est une question de probabilité. Cette probabilité doit être lue à la lumière de l’avantage de voyager.
La notion de risque est toujours à remettre en perspective avec la notion de bénéfice.
SF : La fracture sociale se révèle particulièrement forte en matière d’alimentation. Comment éviter une alimentation à deux vitesses ?
ED : J’appelle ça la ségrégation alimentaire et c’est un fait de société majeur. Le discours dominant aujourd’hui c’est de dire aux nouveaux parents que s’ils ne nourrissent pas leurs enfants avec du bio, ils sont à la fois de mauvais parents et des mauvais citoyens. Le problème c’est que d’une part ce n’est pas vrai – le bio n’apporte pas de bénéfices de santé – et d’autre part, c’est un discours excluant car en matière de budget puisque beaucoup de familles ne peuvent pas se permettre financièrement une alimentation 25 à 30% plus chère.
C’est un discours qui vient des villes et des gens avec un haut potentiel économique, c’est extrêmement violent. Pour moi le discours intelligent et généreux sur l’alimentation consiste à dire : « Nourrissez vos enfants avec des produits frais produits localement en France et cuisinez. Vu nos standards de qualité en France vous ne pouvez pas vous tromper. » Il faut rappeler aux gens qu’ils ont à portée de main en France une alimentation variée et de qualité. Dès qu’on sort de nos frontières on se rend compte de la différence. Cela n’exclue pas qu’il y ait de la malbouffe dans les supermarchés, mais nous sommes dans un pays fantastique ou chacun permet de trouver son bonheur quels que soient ses exigences ou son niveau de budget.
Tout le monde est en train de se soucier de l’assiette du voisin alors qu’il peut mettre exactement ce qu’il veut dans la sienne ! Mais lâchez-nous l’assiette !
SF : La France est de plus en plus exigeante envers ses normes sanitaires, de qualité, environnementales. C’est a priori une bonne chose d’être moteur sur ces questions mais comment arriver à concilier défi climatique et compétitivité afin de ne pas se tirer une balle dans le pied et favoriser en parallèle les produits d’importation moins exigeants sur toutes ces questions ?
ED : Les consommateurs sont ambigus. Ils veulent des normes environnementales toujours meilleures, quand la production alimentaire se passe dans leur pays. Mais au supermarché, ils sont en plein paradoxe. Ils ne veulent pas payer le prix et le surcoût de cette qualité et finissent par acheter des produits souvent importés, produits avec des standards plus bas.
Ce paradoxe aboutit à la destruction de nos outils de production alimentaire. Il faut le dire et le répéter, nous sommes tous responsables, consommateurs, distributeurs et industrie agroalimentaire. Parfois nos exigences aboutissent à des améliorations, mais souvent, elles sont contre-productives si nous ne voulons pas en payer le prix. On détruit nos filières et on se retrouve sans le beurre ni l’argent du beurre, mais juste avec des produits importés.
La culpabilité de la nourriture est un problème. Manger ce n’est pas qu’avaler des calories, c’est aussi partager du plaisir et parfois le plaisir est coupable. La nourriture c’est culturel.
SF : Bruno Parmentier affirmait lors d’une interview (lien vers l’article de StripFood) que les agriculteurs doivent être à la tête du combat contre le réchauffement climatique et que pour cela ils devraient être rémunérés deux fois, pour nourrir et pour refroidir la planète. Êtes-vous d’accord avec lui ?
ED : Oui je suis d’accord avec lui. L’agriculture est probablement l’un des seuls domaines de l’activité humaine qui peut être neutre en carbone et a maxima négative en carbone. Cela va impliquer des réflexions sur les méthodes de production. On sait qu’on peut ramener du carbone dans le sol. C’est technique et cela ne se fera pas en un jour. Cela nécessite de réfléchir à la balance entre l’élevage et la culture du sol mais les deux vont ensemble. La notion de service environnemental rendu devra sans doute être intégrée dans les politiques publiques à l’avenir ; doit être parmi les pistes de réflexion de la PAC. L’agriculture a un rôle pour capter du carbone mais il n’y a pas que ce sujet, il y a aussi l’entretien du paysage, le rapport à l’eau, la biodiversité, les haies…
La première cause de disparition des espaces naturels n’est pas l’agriculture mais l’étalement urbain. On se défausse sur l’agriculture mais on est un peu tous responsables en fin de compte.
SF : Il y a quelque temps, j’avais écrit sur StripFood un article sur vous et Isabelle Saporta (lien vers l’article). Vous incarnez toutes les deux des camps qui se tirent à boulets rouges : les agriculteurs vs les écologistes. J’ai l’impression que le jeu de posture empêche tout dialogue intelligent. La discussion est-elle encore possible ?
ED : C’est un faux débat. L’écologie n’appartient pas aux écologistes. Les premiers concernés et observateurs du réchauffement climatique et des dégradations des espaces, ce sont les agriculteurs.
Pour aller plus loin :
- Découvrez l’ensemble des articles sur l’agriculture publiés sur StripFood
- «La recette compliquée d’une agriculture idéale et durable». La tribune de Denis Beauchamp dans L’Opinion.
- Qui va cultiver la terre ? Un très bon dossier du magazine La Croix
- Les podcast de la plateforme Les Clés de l’Agriculture
- Sociologie des mondes agricoles : le site de François Purseigle, Professeur des universités INP-Agro Toulouse, Chercheur associé CEVIPOF Sciences Po Paris
- Nourrir Manger : le site pour imaginer l’agriculture et l’alimentation de demain par l’incontournable Bruno Parmentier