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Bouh !
Cette semaine, c’est au tour de l’Express de tenter de nous faire peur autour d’un prétendu scandale d’aliments empoisonnés. E.M.P.O.I.SO.N.N.É.S.
La peur est vieille comme le monde
En matière d’alimentation, la peur est n’est pas vraiment un fait nouveau. Le sociologue Claude Fischler l’analyse parfaitement bien : « Outre ce caractère intime, la condition omnivore implique une sorte de tension ou de stress intrinsèque. L’omnivore est pris entre des impératifs contradictoires. D’une part, il doit garder une certaine variété dans son alimentation. Il lui faut donc chercher des rations diversifiées et la nouveauté l’attire : il est néophile. Mais d’autre part, cette nouveauté lui fait peur : il est néophobe. Parce que tout aliment nouveau représente un danger potentiel. Il y a donc chez lui une tension constante, qui fait que par nature, l’omnivore est un animal anxieux vis-à-vis de l’alimentation ». C’est le fameux paradoxe de l’omnivore.
Explosion de l’obésité, montée de la précarité alimentaire, réchauffement climatique, crise de notre souveraineté agricole et alimentaire, perte de la valeur de notre alimentation… Qu’on se le dise, notre modèle alimentaire se retrouve au coeur d’un monde qui ne tourne pas franchement rond. Le fait qu’il puisse intéresser de plus en plus nos citoyens est une excellente nouvelle.
Selon la FAO, plus de 70% des coûts cachés de notre alimentation sont dus à une alimentation trop riche en produits ultra-transformés, en sucres et en graisses. Un sujet qui doit nous alerter. (Source : latribune.fr via Linkedin)
Mais ce n’est pas pour autant une raison pour entretenir un peu plus la confusion entre le risque et le danger. Nous avons en effet perdu toute notion de la nuance. Il est vrai que notre époque raffole des débats ou plutôt des spectacles saignants parfaitement mis en scène entre les positions les plus clivantes possibles.
Un sujet complexe qui supporte mal les approximations
Dans ce contexte sous hautes tensions, la bonne nouvelle, c’est que l’alimentation est une arme accessible à tous pour agir au quotidien. En effet, même si le consommateur ne peut pas franchement agir seul (les entreprises, agriculteurs, distributeurs, pouvoirs publics et médias ont une part de la responsabilité), il peut totalement y contribuer.
La mauvaise nouvelle, c’est que le sujet est beaucoup plus complexe qu’il n’y parait, car il est avant tout systémique. Alors, attention aux tentations de simplification à outrance.
À moins d’espérer tirer partie des angoisses pour générer de l’audience ou des ventes, il est fort à parier que le résultat sur les consommateurs se traduisent par de l’indifférence (ce qui ne rend pas service aux problèmes de fond), de l’accroissement de la défiance (le fameux « tous pourris » y compris les médias au passage), voire même de nouvelles angoisses.
Nous observons une véritable addiction à ces contenus « putaclic » qu’affectionnent particulièrement les algorithmes. Ils sont d’autant plus manipulateurs que la grande majorité des gens ne vont s’arrêter qu’à la lecture des titres. Dommage, l’alimentation est un chantier sociétal stratégique qui mérite vraiment un bien meilleur traitement.
Le point de vue de Christophe Lavelle, chercheur au CNRS et au Muséum National d’Histoire Naturelle, spécialiste de l’alimentation :
Ce nième dossier à scandale sur l’alimentation montre deux choses : 1) que le sujet préoccupe de plus en plus les citoyens (et c’est bien) et 2) qu’il est quasiment impossible de l’aborder sous un autre angle que le sensationnel (et c’est dommage).
Car si ce focus sur la transformation est le bienvenu pour rappeler que la nutrition ce n’est pas QUE de la chimie (à savoir la composition des aliments) mais AUSSI de la physique (à savoir la structure des aliments), on y retrouve malheureusement tous les poncifs caricaturaux sur les « bons aliments traditionnels maltraités par le Nutriscore » et les « horribles substituts de viande consommés par les végétaliens », sans compter l’interview obligée d’un médecin médiatique (mais non-nutritionniste).
Bref, une fois de plus, le sujet aurait mérité un traitement un peu moins clivant.
Le point de vue de Marie-Gabrielle Domizi, diététicienne-nutritionniste:
Je déplore totalement de voir de plus en plus ce type de gros titres sensationnalistes. Il est essentiel que les médias jouent leur rôle de surveillant (en dénonçant les pratiques frauduleuses ou en attirant l’attention sur des sujets sensibles), mais à condition d’en faire un usage intelligent.
Cette couverture est véritablement problématique parce qu’en plus d’être contreproductive par le climat anxiogène qu’elle véhicule, elle est également mensongère et décrédibilise complètement son sujet. Des mots comme » vrai scandale sanitaire » et « aliments empoisonnés »sont très forts et véhiculent une peur disproportionnée, voire injustifiée.
La peur attire l’attention sur une question certes, mais il est acquis que si elle est perçue comme grave et menaçante, elle n’entraîne pas de modifications du comportement. Elle induit même au contraire un effet inhibiteur délétère pour l’action en générant du désintérêt, voire du déni et souvent aussi de la culpabilisation. Ce n’est donc pas comme cela que l’on peut faire de la prévention efficace.
Je pense que la transparence et l’honnêteté restent des principes simples et efficaces pour communiquer avec justesse. Il est nécessaire d’accompagner, d’expliquer clairement comment agir, d’éviter aussi les messages trop globalisants et de cibler davantage.
Photo couverture : Courrier International