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Dans un contexte de tensions inédites (flambée du cours des matières premières, inflation, pouvoir d’achat…) qui creusent toujours plus la fracture sociale et alimentaire, comment continuer à mener les chantiers indispensables de la transition alimentaire ? Comment rendre cette alimentation accessible au plus grand nombre ? Cela passera-t-il par des compromis ou alors par un changement plus radical dans nos méthodes ? La transition alimentaire est-elle encore possible ?
J’ai décidé de croiser le regard de 10 personnalités. Idéal pour se faire sa propre opinion sur la question !
Après Florence Dupraz et Bettina Aurbach, j’accueille aujourd’hui, Bruno Parmentier, économiste et qui me fait l’honneur d’être contributeur régulier sur StripFood.
Stéphane Brunerie
La pénurie mondiale de blé, actuellement due à la conjonction du réchauffement climatique, de la guerre en Ukraine et du renchérissement du prix des engrais, pose à nouveau la question vitale : pourra-t-on nourrir correctement les 10 milliards de terriens qui s’annoncent dans 30 ans, alors même que les ressources s’épuisent et que la planète se réchauffe ?
Observons que les rendements des céréales ont beaucoup augmenté dans un certain nombre de pays à la fin du siècle dernier, ce qui a permis de nourrir les 7,7 milliards de terriens actuels beaucoup mieux que les 3 milliards des années 50.Et ce, alors que les surfaces consacrées à ces productions essentielles n’ont pratiquement pas varié (on cultive toujours autour de 200 millions d’hectares de blé et de maïs et 100 millions d’hectares de riz).
Mais les technologies de l’agriculture moderne s’essoufflent ; en fait, dans les pays comme la France, on a bien réussi à passer en quelques décennies de 25 à 75 quintaux de blé à l’hectare, mais, depuis la fin des années 90, on stagne à 75 quintaux, tout en redescendant à 50/60 les années où il y a des incidents climatiques ; et l’agriculture bio stagne elle aussi autour de 35 quintaux… Les inconvénients de cette agriculture dite « moderne » ont rattrapé ses avantages : baisse de la biodiversité et de la fertilité, tassement et assèchement des sols, érosion, pollutions, résistances croissantes aux pesticides, etc. Les dégâts de la sécheresse printanière et de la crise ukrainienne de 2022 montrent bien qu’on est au bout d’un modèle.
Mais l’humanité n’a pas dit son dernier mot ; ce n’est que maintenant que l’on commence à faire connaissance réellement avec la Nature, et en particulier la gigantesque micro faune du sol, qui nous était jusqu’à maintenant pratiquement inconnue. On est en train de découvrir les quelque 240 millions d’êtres vivants qui peuplent le moindre mètre carré de sol agricole ! Les bactéries de nos terres agricoles pèsent toutes ensemble 1200 fois le poids de l’humanité et les champignons 200 fois !Toute cette vie grouillante doit bien pouvoir servir à quelque chose.
Par ignorance, nous avons fortement sous-estimé les capacités de la Nature ; nous nous efforcions essentiellement de la dominer et de nous en protéger, maintenant il faut apprendre réellement à travailler avec elle ; et elle n’est évidemment pas du tout au bout de ce qu’elle peut donner.
Il s’agit d’une véritable révolution, à la fois culturelle et culturale, extrêmement importante : fin du labour, couverture permanente des sols, plusieurs récoltes par an sur chaque sol, agroforesterie, mélanges de plantes qui se protègent et s’aident mutuellement à mieux pousser, recours constant aux plantes de service et aux animaux auxiliaires de culture, gestion beaucoup plus fine de l’eau, travail précis au mètre carré et à la plante, et non plus à l’hectare ou au champ, et, bien entendu, poursuite des progrès génétiques (allant en particulier dans le sens de la résilience), etc.
On pourra très probablement à la fois produire beaucoup, produire plus sain (avec en particulier beaucoup moins de pesticides), produire malgré le réchauffement climatique, et produire sans réchauffer la planète ; et même refroidir cette dernière en maximisant la photosynthèse pour fixer beaucoup plus de carbone atmosphérique dans les sols. Tout cela représente néanmoins un gigantesque effort de recherche et d’expérimentation, bien loin en fait des polémiques des dernières années entre les bio et les productivistes… Mais le veut-on vraiment, a-t-on vraiment pris la mesure des enjeux ?
Bien entendu cela supposera également que les consommateurs des pays riches comme la France adaptent progressivement leurs régimes alimentaires, pour tendre vers une meilleure santé, et une planète plus saine et plus solidaire. En particulier moins de viande et de lait, mais de grande qualité ; moins de matières grasses, de sel et de sucre ; moins de produits ultratransformés ; davantage de céréales et de légumineuses, et de fruits et légumes de saison et locaux ; passer du poisson pêché au poisson élevé. Une alimentation de masse et de qualité. Elle coûtera peut-être un peu plus cher ; on est passé en 40 ans de 40 à 14 % des revenus des Français pour l’alimentation à domicile, ce n’est pas un drame si on repasse à 15 ou 16 %, mais qu’en échange nos dépenses de santé diminuent et notre espérance de vie en bonne santé augmente !