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Comment dit-on restaurant en anglais ?
Restaurant (en prononçant le t final). Et en russe ? Restaurant (cette fois sans prononcer le t final). Le restaurant est si typiquement frenchy que le mot a été gardé à l’étranger.
Il y a le restaurant mais aussi les bistrots, brasseries, routiers, auberges, bouillons, tavernes et rôtisseries, chacun ayant sa spécificité. Les chaînes des bords de route, avec leurs salles éclairées au plafonnier faussement rustique, leurs sets en papier imprimés sur lesquels les enfants colorient en attendant leurs frites. Il y a les pizzérias et les crêperies, dédiés à un plat-signature revisité à toutes les sauces mais dont on ne se lasse jamais. Il y a les bouillons, emblème d’une époque – précurseurs des fast-foods – , et les bouchons, totems d’une ville, que l’on ne trouve nul part ailleurs. Il y a les routiers, où les travailleurs de la route se reposent, se lavent, discutent. Il y a le kebab où les étudiants traînent le soir ou entre deux cours, se gavent de sauce blanche, l’œil sur leur portable. Il y a les brasseries de centre ville, symbole de l’art de vivre à la française, avec leurs moelleux au chocolat décongelés et leurs croque-monsieurs idem, il y a les restos de bord de mer aux prix extravagants et aux plats passe-partout, il y a les tables chics , il y a les bistrots de quartier, où la pharmacienne et le plombier se serrent au comptoir autour d’un croissant et d’un café, en discutant avec le patron, où l’on se retrouve à midi pour une salade Campagnarde ou un plat du jour.
Non, le restaurant n’est pas un lieu de riches.
Quand des chefs sont montés au créneau, usant de tout leur poids médiatique pour dénoncer la fermeture des restaurants, certains ont dénoncé « un problème de riches ». Non, le restaurant n’est pas un lieu de riches. Les Maisons Pic, Petit Nice, Cinq ou autre Cheval blanc sont la pointe scintillante d’un continent.
A Marseille, j’ai longtemps déjeuné dans une popote du quartier Noailles pour 2,50 euros. On mangeait autour de grandes tables l’un des trois plats au menu : couscous, pastilla ou falafels. C’était la cantine de tous les ouvriers et les vendeurs du quartier. Deux rues derrière, on trouvait « la meilleure pizza de Marseille » pour 15 euros, et j’y déjeunais le dimanche avec mes parents.
Si l’assiette de couscous est aujourd’hui passé à 5 ou 6 euros, l’essentiel n’a pas changé. Le resto, et son frère le café, restent des lieux qui nous rassemblent tous, à une occasion ou une autre. Pour s’asseoir, se retrouver. Se poser, pour les SDF. Se reposer pour les travailleurs. Se régaler pour les gourmets.
Les fleuristes, les coiffeurs, les châteaux, les théâtres, les libraires, les chausseurs, les parfumeries, les bijoutiers… ont dû aussi fermer. En un mot : tout le mode de vie à la française, tous nos métiers d’exception, notre savoir-faire, ce qui fait rayonner notre pays à l’étranger, ce qui attire des millions de personnes du monde entier chaque année. Certains diront : c’est du superflu, du luxe, de la frivolité, de tout façon, plus personne n’a les moyens de se les offrir. C’est du superflu, oui, mais ce sont de petites joies, pour nous comme pour l’artisan. Offrir des fleurs, grignoter un chocolat, traîner un bon roman au fond de son sac, offrir un bijou pour un moment exceptionnel, font partie de notre vie. Du superflu pour fêter les naissances, les unions, les décès, qui sont au coeur de nos vies. Un sourire, une blague, aussi sont superflus…
Des filières entières sont en train de se dissoudre en silence.
On tient bon, on se dit qu’on peut s’en passer une semaine, un mois… C’est vrai. Mais les semaines dureront peut-être. Des filières entières sont en train de se dissoudre en silence. Les restaurateurs ne prennent plus d’apprentis. Les producteurs, les brasseurs, perdent leurs débouchés. Les fonds de commerce, s’ils sont rachetés, le seront sans doute par une banque ou un cabinet de dentistes… Cette année, 2000 fleuristes français (sur 13 000) ont fermé depuis mars. Définitivement. L’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (Umih) estime de son côté que plus de 30.000 établissements risquent de déposer le bilan et 220.000 personnes perdraient leur travail.
Pouvons-nous vraiment vivre dans un monde réduit au strict nécessaire ?
Et au-delà de la casse économique et sociale, pouvons-nous vraiment vivre dans un monde réduit au strict nécessaire ? La musique, les arts appliqués, la cuisine, la religion, la danse, la littérature, … qui forgent, depuis des millénaires, la culture de tous les peuples, nous rappellent que non. Non, nous ne sommes pas qu’un tube digestif et un restaurant est bien plus qu’un code NAF.