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Si l’alimentation constitue un marqueur de santé et de plaisir, idéalement à la jonction du bien et du bon, les addictions alimentaires renvoient plus directement à l’univers des troubles, des compulsions, du désordre dans le rapport aux aliments, à l’alimentation. Mais, en dehors du discours nutritionnel ou médical, on peut aussi concevoir l’addiction dans un rapport plus complexe à la séduction alimentaire, au plaisir gastronomique, jouant avec l’excès, l’expérience des limites. Jusqu’à basculer et se perdre par rapport à la recherche initiale et idéale du plaisir alimentaire.
Le voyage gourmand peut conduire aux frontières du plaisir, dans cet espace à la fois liminal et transcendant de la tentation alimentaire, entre ce que l’on savoure et ce qui nous dévore. Rien n’est simple ni frappé d’évidence à l’approche du monde gastronomique. Pas même une définition simple et stabilisée, de nature à faire consensus et rallier tous les points de vue.
Comme tous les mots courants, le terme de gastronomie nous parle spontanément ou même intuitivement. Chacun s’en fait une idée selon son imaginaire et son expérience, mais difficile de s’accorder sur une définition univoque et partagée. On reconnaît volontiers à la gastronomie la valeur d’attention portée au boire et au manger, avec un soin particulier pour les moments de vie ainsi cultivés. Pas nécessairement le luxe des moyens, mais celui du désir de bien faire. Pas nécessairement une gastronomie, mais des gastronomies, au risque d’en dissoudre le sens dans la pluralité des pratiques. Quelle consistance donner alors au terme si la diversité fait loi ? Et quelle conscience du plaisir et de l’excès avoir à partir de cette indéfinition relative de la gastronomie en propre, tant les points de vue se confrontent sur le beau, le bon, le bien, sur la norme et l’idéal en matière alimentaire.
On s’entendra au moins sur un point, peut-être résumé par cette sagesse populaire : la gastronomie, à travers le boire et le manger, c’est faire déjà de son mieux et y mettre du sien pour préparer, servir, partager, consommer. S’y mettre et savoir en parler, ou laisser parler le moment partagé, car la gastronomie supporte mal la solitude et le solipsisme, elle goûte le corps, le décor, le déclaratif et le déclamatif que la table fait naître, de choses dites en grandes envolées.
À chacun selon ses moyens et ses envies, à tous les degrés d’une échelle passionnelle entre l’attention alimentaire, la tentation gastronomique plus poussée, la tension vers un plaisir augmenté jusqu’à l’excès. Tension heureuse et magnifique, mais trajectoire dangereuse aussi quand elle passe de l’épicurien à la piqûre, de la célébration des sens, pathique, au pathologique. La sagesse d’Épicure nous enseigne que « le principe et la racine de tout bien est le plaisir du ventre ; c’est là que se rapporte tout ce qu’on peut concevoir de sage et d’excellent ». Plaisir du ventre (gastêr), avant le plaisir du sexe car on peut mourir de faim, mais pas de privation sexuelle… On en trouve une autre traduction pour le ventre : « tout ce qui est sage et tout ce qui est bon a sa référence à lui », dans un mouvement perpétuel à double visage, en réalité : de l’excellent à l’excessif, de la liberté à la démesure, du plaisir à l’abandon, dans sa forme cathartique ou pathétique. Le vin en servira d’illustration, mais toute la gastronomie est de cet ordre et désordre.
Gare au vulgaire, les bonnes manières portent à se tenir bien, à se contenir. Mais comment se conformer à cette sagesse quand la tentation s’exerce en tout lieu, en toute occasion. La consommation enfièvre le désir, le discours gastronomique cultive les scènes de table familiales et mondaines, l’imaginaire s’en laisse conter, de littérature foisonnante en célébrations narcissiques sur les médias sociaux. Comment résister ? L’éducation et la vie en société affinent progressivement le goût et les jugements de goût, mais de plaisirs en sollicitations permanentes, la recherche de sensations ne trouve plus ses limites et ses repères, se laisse tirer vers le bas.
Dialectique ascendante (montée en puissance et en finesse) et descendante (perte de contrôle, déliquescence), d’anabase éveillée au goût, par le goût, en catabase ou catastrophe, tant les ravages du corps et de l’esprit affectent l’abandon, la déperdition, la séduction des abîmes ou la frénésie du gavage. Annoncées telles quelles, ces polarités symboliques du haut et du bas, du bien et du mal semblent bien radicales, dichotomiques. Or, la question gastronomique en appelle bien davantage aux tensions toujours renouvelées entre effets productifs et dévastateurs, aux variations, aux nuances, modulées ou accentuées d’un registre gourmand à l’autre. Les mouvements imperceptibles avant les sensations fortes, plis et revers d’un désir gastronomique toujours anxieux dans « l’attente de l’inattendu » (Greimas), ce qui va advenir des choses et de soi : au niveau des sensations recherchées ; sur la scène gastronomique à table et en société ; dans ces régimes de saveurs, savoirs, cultures, représentations, croyances où réalités comme vérités se discutent, se déplacent.
L’excès joue avec les limites, les dépasse, les transgresse, mais dans une quête toujours repoussée du plaisir, de la sensation et d’une incorporation symbolique qui fait sens. Le gourmand et le glouton, chacun à leur degré, ont en commun l’amour de la table, la recherche assidue, mais pas irrépressible de sensations gustatives. L’addiction, quant à elle, s’origine dans le besoin ou le plaisir gourmand, mais sa dérive comportementale et psychique produit des émotions négatives et la perte de contrôle.
Dans son expression sociale et culturelle, avec ses codes, ses manières, sa théâtralité, son imaginaire, l’excès se donne la liberté de jouer, de sublimer et de subvertir. La délectation des choses et le plaisir de l’outrance valent tous les risques pris avec la santé, avec la vie même, tant la sensation domine, tant l’émotion fait sens pour le gourmand ou le glouton. Les formes de l’excès apparaissent à une double échelle : la dramatisation à la fois réglée et débridée des scènes gourmandes (banquets, festins, célébrations de table) et les variations passionnelles du mangeur porté à l’excès. Au-delà d’une opposition tranchée de types et de caractères entre gourmet, goinfre et glouton, amateur de vin et buveur alcoolisé, mangeur éclairé et consommateur de bouffe, le sentiment gastronomique fait passer par de multiples registres passionnels. Il s’éveille avec le souci du bon petit plat, le soin de bien faire, les émotions partagées, jusqu’aux ascendances et transcendances du goût en société, jusqu’à ses dérives aussi. L’émotion gagne, la séduction alimentaire opère. Mais subsiste un sentiment double, étiré entre deux visions : le vide, loin de la jouissance et de l’abondance, à penser la gastronomie comme un luxe hors d’accès ; le trop-plein, à céder toujours plus aux sirènes de la consommation, aux tentations alimentaires, quitte à se perdre par abus.