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Céline Laisney est directrice d’AlimAvenir, cabinet de veille et de prospective créé en 2013. Elle apporte aux acteurs publics et privés une expertise indépendante sur les évolutions des comportements alimentaires, et exerce une veille permanente sur les tendances émergentes, ainsi que sur les nouveaux produits et services. Elle anime le club de réflexion Vigie Alimentation et coordonne l’étude annuelle du même nom.
Comme chaque année, elle publie ses projections en matière d’alimentation pour les 10 prochaines années.
Mais avant de dévoiler ce qui se trouvera ou pas dans nos assiettes, elle revient en exclusivité pour StripFood sur la méthode utilisée.
StripFood : Comment s’y prendre pour projeter notre alimentation aussi loin ?
Céline Laisney : La prospective n’est pas la prévision (méthode quantitative qui repose sur l’extrapolation de tendances existantes) ni la divination (boule de cristal ou « doigt mouillé »). Pour tenter d’anticiper le futur, ou plutôt « les » futurs possibles, elle se fonde sur deux outils : l’observation et l’analyse.
– L’observation consiste à retracer les évolutions passées (l’histoire est souvent riche d’enseignements pour l’avenir) et à suivre de manière précise et objective les évolutions en cours. Ce travail de veille porte sur des sources fiables, les plus « en amont » possible (par exemple, les articles scientifiques plutôt que les articles de presse en rendant compte), et les plus diversifiées possibles (publications mais aussi salons, conférences, échanges avec les acteurs de terrain).
– L’analyse, étape incontournable pour exploiter toute cette masse d’informations souvent contradictoires, repose sur l’intelligence collective : même si l’on dispose d’une certaine expertise dans un sujet, il est toujours nécessaire d’interroger les spécialistes, de croiser les points de vue, de savoir remettre en cause les siens lorsque de nouvelles données viennent bousculer ce que l’on croyait jusqu’alors.
C’est cette approche, développée par Futuribles depuis les années 1960 et où je me suis formée auprès d’Hugues de Jouvenel, que j’utilise depuis 22 ans, dont 12 ans au service de la prospective du système alimentaire. Bien sûr, la prospective n’est pas une science exacte et il est difficile d’échapper totalement à la subjectivité. Mais c’est en croisant les subjectivités que l’on peut arriver à cerner la réalité et à anticiper un peu mieux le futur – même s’il ne faut pas oublier que des surprises (voire des ruptures) peuvent toujours intervenir.
L’alimentation en 2030. Que mangerons-nous demain ?
En cette fin de vingtième année du XXIe siècle, je sacrifie à la coutume de faire des projections dans le futur. Ce premier article se focalise sur ce que l’on trouvera dans les assiettes, en France ou dans d’autres pays occidentaux. Il sera complété par des articles sur les modes de préparation des repas, l’approvisionnement, et les modalités des repas eux-mêmes.
Les changements de comportements alimentaires se font progressivement et à des rythmes plutôt lents. De nouveaux aliments peuvent tout de même apparaître dans nos assiettes (comme le kiwi depuis les années 1960, les sushis dans les années 2000) et d’autres disparaître, ou se faire plus rares.
La nécessaire diversification des sources de protéines entraînera ainsi la redécouverte d’aliments anciens (haricots secs, lentilles, pois chiche, etc.), mais préparés autrement, transformés pour être plus pratiques à préparer et plus attractifs. De même, des plantes comme le lupin, le chanvre, ou encore la féverole, serviront d’ingrédients de base à de nombreuses innovations. Beaucoup d’autres, cultivées aujourd’hui pour leur huile ou leur amidon, seront utilisées pour leurs protéines de qualité. De nouvelles plantes, telle la lentille d’eau, mais aussi des plantes sauvages et des algues, complèteront cette diversification de manière plus ponctuelle, pour leur intérêt gustatif et culinaire.
Tous les restaurants, y compris dans la restauration rapide, proposeront des alternatives végétariennes. Les faux steaks du type Beyond Meat seront fabriqués avec moins d’ingrédients et d’additifs. Ils seront concurrencés par les offres de plats plant-based n’imitant pas la viande.
Plus en rupture avec l’alimentation traditionnelle, la biologie synthétique utilisant la fermentation produira des ingrédients qui seront intégrés dans des produits transformés à la place des œufs et des produits laitiers. Des substituts à la viande et au poisson assez convaincants seront réalisés à partir de mycoprotéines (dont le Quorn, qui existe depuis 1985, est un précurseur).
Dans quelques pays, dont Singapour mais aussi Israël et la Chine, ceux qui le souhaitent pourront se faire servir de la viande cultivée in vitro, mais à un prix encore élevé et dans quelques restaurants seulement.
Parallèlement, le créneau de la viande éthique ou responsable se développera, avec des filières comprenant élevage en plein air à l’herbe, pas ou peu de transport des animaux vivants et abattage sans douleur, le tout certifié et contrôlé de manière indépendante.
L’importance de préserver et même de restaurer la biodiversité, mise en lumière par l’épidémie de Covid19, poussera les grands groupes de l’agroalimentaire à utiliser des variétés venues d’ailleurs ou des variétés anciennes, notamment dans les céréales (teff, kernza, amaranthe, etc.). La recherche agronomique aura permis de mettre au point des variétés plus adaptées au changement climatique.
Le lien entre alimentation et santé et le rôle de la prévention par l’alimentation sera encore plus fort, éclairé par de nouvelles recherches épidémiologiques. Le rôle du microbiote, en particulier, sera mieux connu. Des diagnostics personnalisés permettront de concevoir des menus pour rééquilibrer son microbiote si besoin. La consommation d’aliments fermentés en sera encouragée et ce process de transformation, plus respectueux du produit, se développera et se déclinera dans de nombreuses variantes, au détriment du cracking et de l’ultra-transformation.
Ce qui n’arrivera pas :
La pilule ou gélule pour remplacer les repas
La généralisation des substituts de repas
L’intégration des insectes dans l’alimentation quotidienne des Occidentaux
Le remplacement des protéines animales par des micro-algues comme la spiruline
La personnalisation de l’alimentation selon le profil génétique
Les systèmes pour faire pousser chez soi tout le nécessaire à l’alimentation familiale
L’imprimante 3D dans toutes les cuisines
Je ne développerai pas ici les arguments qui me conduisent à faire ces affirmations un peu péremptoires, mais elles sont basées sur des années de veille et d’analyse sur ces sujets. Ce que j’imagine se réaliser pour 2030 existe déjà, à l’état de signaux faibles, start-ups ou projets de recherche. La question est surtout de savoir ce qui va se généraliser ou pas, représenter une rupture ou rester une innovation de niche, et là, le débat est ouvert : à vos commentaires !