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Pour un chef cuisinier, comme pour tout autre prescripteur de la valorisation d’une culture gastronomique et d’arts culinaires, communiquer au-delà de son entreprise est une obligation qui s’appuie sur le besoin d’informer le client potentiel, de dialoguer avec sa clientèle habituée, de profiter d’une médiatisation et de se créer une image, une identité.
Régulièrement, ces acteurs du paysage gastronomique mettent en lumière leur savoir-faire, offrent leurs trucs et astuces, précisent leurs techniques comme leur vision personnelle du bon produit, promeuvent leur patrimoine culinaire, se font l’écho du bien-manger, dialoguent, expertisent et tentent de donner du sens au concept culinaire qu’ils commercialisent.
Parmi les supports pour communiquer en externe, le numérique remplace les anciens flyers distribués dans la rue pour atteindre le plus grand nombre de convives et apporte un caractère propre à la société et à l’avènement du restaurant, où la gastronomie devient une arme de communication, un « soft power » via l’opinion du chef.
Les méthodes de communication des professionnels de la cuisine, acteurs d’une réhabilitation essentielle aux différents débats sociétaux, sont sans cesse renouvelées autour de la perception de la qualité culinaire, via essentiellement Twitter, Facebook et YouTube ; ces derniers permettant d’atteindre un large public à la recherche de sujets simples à comprendre et toujours illustrés. Les communications d’un chef, dans ces canaux de diffusion, sont intermittentes : soit techniques, émulatives, énonciatives ou démonstratives, soit enjolivées et théâtralisées, soit promotionnelles.
Mais au travers de tous ces modes de communication, le chef cherche-t-il réellement à sélectionner le modèle qui convient à chaque situation, ou communique-t-il à tout-va sans cible précise ?
Economie, politique, éducation,… désormais les chefs s’expriment sur tout.
Une chose est certaine, le chef cuisinier, quel que soit le réseau social utilisé, tente de diffuser une communication mi-naturelle — afin de parfaire une certaine convivialité, et mi-formelle — afin de transmettre ou confirmer son savoir-faire. Assuré de sa représentation de la qualité, au style quelquefois péremptoire, ses alternances de prises de paroles justifient partiellement sa légitimité dans les domaines des connaissances et compétences culinaires qui pourraient laisser présager d’une qualité à discourir sur le sujet alimentaire comme sur tout autre sujet.
On attribue, depuis le début du XXIe siècle dans le réseaux sociaux, la possibilité aux chefs de s’exprimer sur les cantines, les O.G.M., les sujets scientifiques, le gaspillage, l’éducation, la culture, l’économie, les affaires étrangères, le pouvoir, les transports, la mode, la violence ou la santé, sans que ces apports de discours répondent à une règle particulière. Ils débouchent souvent sur des prises d’opinion voire de décisions, basées sur des jugements très personnels et où la subjectivité est de mise.
Ainsi, le message artistique, technique ou économique du chef, est via ces réseaux sociaux rapidement retransmis de la sphère professionnelle à celle du grand public.
Les communications auprès du public, sont compliquées pour un chef parce qu’elles ne retransmettent que le goût dudit chef, certainement très différent du goût des lecteurs, et c’est en cela que ces canaux de communication permettent de tester et d’anticiper les goûts d’un panel de potentiels clients pour qu’in fine l’échange commercial s’appuie plus sur un discours de raison que de séduction.
Parmi les différents interlocuteurs du chef cuisinier sur ces réseaux, la clientèle est ambivalente. Les clients profitent de l’analyse des critiques journalistiques et gastronomiques, à l’image de Gilles Pudlowsky ou Périco Legasse sur Facebook, comme canal médiatique, des avis des internautes, comme communication publique et citoyenne, et des actes de promotion que dispense le chef lui-même avec des marques partenaires.
Parfois, derrière un chef, il y a un community manager
A contrario, les clients virtuels participent aussi à la construction des messages, profitent de l’information récoltée auprès du chef, et émettent ensuite des avis auprès de leur entourage ou via les forums de discussion en ligne.
Les internautes ont une image mitigée des chefs lorsqu’ils les voient sur le web. Certains Français sont satisfaits de la promotion répandue, tandis que d’autres estiment que l’image du chef de cuisine est perfectible. La « fascination » à l’égard du métier et des chefs multi-étoilés ou médiatisés révèle une certaine autorité naturelle qui pervertit et réduit l’interactivité naissante avec le client virtuel, tandis que la transmission des savoir-faire et des recettes fait partie intégrante de la prestation délivrée dans l’imaginaire du client. Pour faire partie intégrante de la masse médiatique des réseaux sociaux, certains chefs ont choisi l’option d’un community manager. Grâce à cela, l’art culinaire est aujourd’hui accessible à tous les consommateurs devenus des amateurs avertis et formés à distance. Certains consommateurs, devenus eux même cuisiniers online pour l’exercice communicationnel, ont pris le titre et le métier rémunérateur de YouTuber : ces geeks se nomment « FastGoodCuisine Youtuber cuisine millionnaire », « Nicko’s Kitchen », « 750 grammes », « Hervé Cuisine »… Autant de « Mega-Popular YouTube Cooking Channels By Cuisine », tous disciples des travaux initiateurs de « Jamie Oliver’s Food Tube ».
À l’aide d’un smartphone, les secrets des chefs sont à portée de main, les techniques culinaires de la haute gastronomie sont désacralisées et vulgarisées et le chef a troqué son tablier pour une tablette, devenant un prescripteur excellant plus en communication qu’en création de nouvelles recettes. Les réseaux sociaux ont un rôle central dans ce phénomène. Cuisiner ou aller au restaurant deviennent des actes conceptuels où le procédé du storytelling consiste à narrer une histoire pour construire un imaginaire et in fine offrir au client une « expérience globale ».
Les enjeux aujourd’hui pour ces prescripteurs de la gastronomie seraient d’utiliser ces réseaux sociaux pour convaincre du bien-fondé de leur cuisine, d’observer l’expérience client, de mesurer la pertinence de leur carte des mets et d’entretenir une relation de confiance et d’hospitalité, en allant — pourquoi pas — demander au client au lendemain de son passage au restaurant s’il a bien digéré.
La promotion des prestations du restaurant et des savoir-faire du chef sont autant de « faire savoir » que de « faire valoir ». En utilisant ces réseaux sociaux, le chef et sa cuisine deviennent notoires par leur représentation locale qui transmet un modèle qualitatif, ainsi que par la communication massive employée via les « likes » et partages en tout genre.
Les médias numériques fournissent des promotions abordant autant les valeurs de l’établissement que l’offre de la prestation. Afin de transmettre cette image de marque et d’attirer le client, la communication et le mode langagier sont rarement réfléchis, calculés, maîtrisés, évaluées ou justifiés. Pour promouvoir ce paradigme de chef, les réseaux sociaux donnent l’impression d’être efficaces pour les maîtres de l’art culinaire les plus réputés tout en laissant choir la plus grande partie de ces cuisiniers qui n’ont pas 5 000 « amis » sur Facebook. Cet écran publicitaire leur permettrait pourtant de prioriser leur discours autour de leur créativité ou de leurs traditions, de leurs nouveaux services ou de leurs améliorations, de leurs offres singulières ou temporelles (produits de saison par exemple), de leurs évènements ou des valeurs de leurs prestations.
Alors qu’une communication commerciale sur les réseaux sociaux, entre apparence du raisonnable et sublimation par l’imaginaire, est au cœur des besoins du potentiel client et que le rayonnement de l’établissement est au cœur de la motivation du personnel du restaurant — également internautes et amis de la page Facebook de l’établissement —, certains chefs à la faible médiatisation qui tentaient jadis de bénéficier d’une image de marque par l’acquisition d’encarts publicitaires dans la presse, le font aujourd’hui par une présence proactive sur les réseaux sociaux. Pour autant, investir dans cette caractérisation de diffusion de messages, afin de tenter d’assurer une légitimation, reste un acte communicationnel très éloigné du discours quotidien entre le chef et les clients du restaurant ; et investir dans cette typologie de communication ne permet pas d’assurer une légitimation de l’identité, sinon au niveau local, utile pour le taux d’occupation du restaurant.
Une influence qui dépasse largement le cadre de l’assiette
Le rôle des chefs aujourd’hui n’est plus uniquement de créer et produire des recettes, il est également de s’engager dans des positions de changement, de revendications, de valorisation et de défense d’un patrimoine culturel.
Compte-tenu de la diversité des contextes de prises de paroles du chef de cuisine dans les réseaux sociaux, pour permettre une émancipation de son identité, peut-être serait-il nécessaire que les chefs soient dorénavant formés à cette compétence : savoir créer son identité. Dans la restauration, la relation entre client et restaurateur ne peut être limitée aux coups de projecteurs éphémères offerts par les médias numériques. Car l’on peut craindre que la liberté d’opinion et le jugement des internautes — aujourd’hui tous critiques gastronomiques en herbe — ne soient instrumentalisés par les intérêts du ventre ou du gain. Il est donc important que le chef démontre son indépendance dans son discours et qu’il ne soit pas systématiquement sponsorisé par une marque d’électroménager ou d’agroalimentaire, afin de gagner une image éthique auprès du public.
En effet, la mondialisation, la globalisation, le flexitarisme alimentaire comme la locavorité sont autant de phénomènes de consommation qui obligent le chef de cuisine, comme les autres prescripteurs de la gastronomie, à s’interroger sur les valeurs qui l’identifient. La quête d’identité, ce besoin d’exister individuellement tout en appartenant à un groupe professionnel et à une communauté, oblige l’émetteur du paradigme gastronomique à une certaine transparence de ses actes d’approvisionnement comme de préparation, qui se doivent sains et responsables. Ainsi, le discours des cuisiniers dans les réseaux sociaux se conjugue souvent avec le prisme de l’engagement responsable, plus respectueux, et portant des valeurs de traditions, d’authenticité ou d’éthique ; une prise de conscience largement soutenue par les institutions gouvernementales et largement revendiquée par les consommateurs au sein des réseaux sociaux en communiquant leurs avis et remarques.