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Mangerons-nous encore du poisson et des crustacés demain ?
C’est peu de dire que la consommation de ces produits a flambé dans les dernières décennies et dans la plupart des pays du monde. On les pare de toutes les vertus, bien qu’il nous ramènent aussi, fidèlement, toutes les pollutions que nous avons déversées dans la mer (quand ils y ont survécu). Mais notre appétit vorace et notre incapacité à nous réguler à l’échelle internationale les font disparaître purement et simplement. D’autant plus qu’ils sont également de grandes victimes du réchauffement climatique. C’est pourquoi, demain, il faudra élever le poisson plutôt que le pêcher et passer massivement à l’aquaculture, comme l’ont déjà fait les chinois et un certain nombre d’autres peuples asiatiques. A l’avenir, il faut apprendre à déguster ces mets de choix avec modération, et surtout de façon durable.
Bruno Parmentier
Il s’agit du premier volet d’une série de 5 contributions à lire ou à regarder en vidéo.
- #1 On mange dorénavant trop de poisson sur terre
- #2 La surpêche menace de faire disparaître le poisson
- #3 Le réchauffement climatique et la pollution menacent les poissons
- #4 Si on veut continuer à manger du poisson, il faut l’élever et passer de la pêche à l’aquaculture
- #5 Qu’est-ce qu’une pêche durable ? Comment choisir de manger du poisson durable ?
On pêche beaucoup plus de poissons que ce qui est annoncé officiellement
La surpêche provoque des dégâts considérables sur les mers, lacs et rivières à travers le monde, et menace maintenant purement et simplement de très nombreuses espèces. Ces effets se superposent à ceux du réchauffement climatique et de la pollution que nous analyserons dans le chapitre suivant.
Les chiffres de production mondiale de poisson, que nous avons évoqués dans le chapitre précédent, ne permettent de voir qu’une partie de la situation extrêmement préoccupante du prélèvement de poissons dans la mer.
Tout d’abord, le poisson sert aussi à nourrir… le poisson d’élevage. Il convient donc de rajouter 22 millions de tonnes aux 156 consommées par les hommes, pour arriver aux statistiques officielles de 178 millions de tonnes.
Au Chili, près de 400 tonnes de chinchard sont pêchées par ce filet. La photo est prise à bord d’un senneur, un grand navire de pêche. © C. Ortiz Rojas, NOAA, DP
Ce chiffre pourtant colossal, est en fait très sous-estimé, car il est très difficile d’évaluer les quantités réelles prélevées dans les mers et océans. Tout d’abord, les poissons ramenés dans les ports ne représentent qu’une partie de ce qui est réellement pêché, car les filets remontent nombre de mammifères marins, tortues, oiseaux de mer, poissons trop petits, trop gros, abimés, hors quotas, sans valeur économique ou commerciale, peu comestibles, etc. Tout cela est rejeté dans la mer, la plupart du temps mort ou grièvement blessé, ce qui malheureusement finit par représenter entre 30 et 50 % de la pêche. On estime par exemple qu’on rejette ainsi à la mer 45 millions de lieux noirs chaque année ! N’arrivant pas aux ports, ils ne rentrent dans aucune statistique, même s’ils servent à nourrir les poissons ou les mouettes. Pourtant, il n’y a qu’à observer les nuées de mouettes qui accompagnent les chalutiers pour comprendre qu’elles sont bien nourries !
De plus, la pêche artisanale pour autoconsommation ou approvisionnement des marchés locaux, la pêche de loisir ou touristique, et bien entendu la pêche clandestine ne sont presque jamais comptabilisées. Sans oublier la faible fiabilité des pays en guerre, fortement corrompus ou à état défaillant, dont la rigueur statistique n’est pas la première préoccupation.
Enfin il faut se rendre compte qu’une bonne partie de la pêche mondiale s’effectue au sein d’un monde sans foi ni loi. En effet, à 800 km des côtes, on ne trouve pas beaucoup de policiers, mais de nombreux bateaux immatriculés dans des paradis fiscaux, avec des équipages internationaux dépourvus de protection sociale, parfois réduits à l’état d’esclaves. Ce n’est pas la pêche hors quota qui les impressionne beaucoup, et, dans ce cas, ils ne se précipitent pas pour faire enregistrer rigoureusement la totalité de leur cargaison.
Les auteurs d’une étude parue en 2016 dans la revue scientifique Nature ont tenté de contourner le problème de la sous déclaration en recoupant les données avec celles estimées via d’autres sources d’information : les études nutritionnelles, la consommation de fuel par les bateaux de pêche, etc. ; ils estiment ainsi à au moins 32 millions de tonnes annuelles la sous déclaration.
Pour prendre la mesure de ce chiffre, notons qu’on a « officiellement » pêché 96 millions de tonnes de poisson en 2018. La pêche réelle aurait donc été de l’ordre de 130 millions de tonnes, plus tout ce qui a été rejeté mort dans la mer sans être entré dans un port ! Les auteurs insinuent que le « vrai » chiffre pourrait en fait approcher les 200 millions de tonnes, soit 2 fois plus que les statistiques officielles ! Croire qu’on peut prélever une telle quantité de ressources halieutiques sans s’occuper sérieusement du renouvellement, et sans dépeupler la mer, est une opinion bien naïve ! Le poisson de mer est en fait tellement menacé qu’il est proche d’être condamné.
90% des grands poissons sont menacés.
D’ailleurs, le fait que le chiffre officiel des prises ne bouge plus depuis 20 ans, autour de 90 millions de tonnes, est bien un signe de non renouvellement de la ressource. Car au cours de ces décennies les méthodes de pêche se sont fortement améliorées ; en particulier on racle les fonds marins de plus en plus profondément. De plus, beaucoup d’experts estiment que la sous déclaration a tendance à diminuer, en particulier dans les zones Atlantique Nord-Ouest et Sud-Est et Pacifique Ouest.
Si l’on déclare prendre autant de poisson, mais avec des méthodes beaucoup plus agressives et sophistiquées, et des déclarations plus honnêtes, cela veut bien dire qu’il y en a moins dans la mer. Il est donc pertinent de s’interroger sur l’évolution du chiffre réel.
Le déclin est vraiment et fortement amorcé, et on ne peut qu’être navré par l’incapacité de la communauté internationale à empêcher la disparition mondiale du poisson.
Songeons qu’il y a aujourd’hui plus de 2 millions de bateaux de pêche en activité, dont 70 % en Asie. Mais ce chiffre ne veut rien dire car les chalutiers industriels, qui ne représentent que 1 % de cette flotte, ramènent la moitié des prises.
La plus grosse « usine à poisson » du monde, le Lafayette, a 228 mètres de long, jauge 50 000 tonnes et peut traiter, à l’aide de ses 320 hommes d’équipage et de ses 50 chalutiers associés, jusqu’à 1 500 tonnes de poisson par jour.
Dans les eaux continentales des pays à gouvernements faibles, comme ceux de la côte ouest de l’Afrique, la situation est particulièrement dramatique car aucun pouvoir ne possède une flotte de garde-côtes capable de faire respecter les lois et les accords internationaux, et que la disproportion des forces est absolument considérable.
Les pays riches signent des accords de pêche avec les gouvernements locaux ; ils ont été estimés en 2014 à 400 millions de dollars par an par l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Une fois ces accords signés, c’est un peu la loi de la jungle dans ces eaux très poissonneuses et très peu surveillées. Songeons qu’un chalutier européen peut ramasser jusqu’à 250 tonnes de poissons par jour. En comparaison, il faudrait un an à 56 bateaux traditionnels africains pour capturer le même volume. Sans parler des centaines de « bateaux usines » chinois ou coréens qui opèrent en toute impunité, sans permis ou dans des zones interdites.
Aucun gendarme ne s’aventure vraiment dans les eaux internationales.
Selon Greenpeace, la pêche illégale (pas seulement chinoise) coûterait chaque année à l’Afrique de l’Ouest de deux à trois milliards de dollars.
Dans cette région, le poisson représente une importante source de protéines et génère des revenus et des emplois pour quelque 7 millions de personnes. L’épuisement des stocks de poisson a des répercussions extrêmement préoccupantes sur la sécurité alimentaire et l’économie de pays qui comptent parmi les plus vulnérables du monde.
Le port de Kayak est le plus grand port de pêche au Sénégal. Les prises y sont de plus en plus maigres comme sur toute la côte ouest-africaine.
Maintenant on attrape le poisson avec des technologies extrêmement sophistiquées qui ne lui laissent plus aucune chance : sonar, radar, énormes chaluts qui raclent les fonds marins, dragues, sennes, et même, dans certaines régions du monde, pêche électrique, au cyanure, aux explosifs, etc. Toutes méthodes que les autorités ont le plus grand mal à prohiber, même quand elles sont motivées pour le faire. Car, rappelons en plaisantant, « le gendarme est hydrophobe » : il s’aventure fort peu à quelques centaines de kilomètres des côtes !
Pêche durable. Manger des poissons en bonne conscience. (Source : Que Choisir ?)
Pêche à la senne qui permet de capturer des bancs entiers de thon © Greenpeace/DR
Résultat logique de cette véritable course aux armements : aujourd’hui, on estime que 29 % des 600 espèces de poissons et crustacés sont en passe de s’éteindre, et que 90 % de la population des grands poissons (thon, makaire, requin, cabillaud et flétan) a déjà disparu.
Quand on a pris le dernier poisson, c’est définitif
Une erreur consisterait à croire qu’en faisant une simple pause, les populations de poissons pourraient relativement rapidement se reconstituer ; c’est par exemple ce que certains ont avancé pendant le confinement Covid de 2020, quand la plupart des chalutiers sont restés au port. En fait, le repeuplement est une œuvre de longue haleine, car, par exemple, il faut 3 à 5 ans pour qu’un bar, un cabillaud, une dorade, une limande, un maquereau ou un merlan atteigne la maturité sexuelle, et ils ne pondent qu’une fois par an. Et quand on est descendu trop bas, c’est trop tard pour agir.
L’histoire est là pour nous rappeler les conséquences de nos inconséquences ! Prenons trois exemples.
La morue de l’Atlantique nord, particulièrement à Terre Neuve, semble avoir atteint le point de non-retour. Entre 1500 et 1950 cette pêche a largement contribué à nourrir l’Amérique du nord et l’Europe et façonné la culture des villes côtières ; les prises avaient progressivement monté à 300 000 tonnes par an pour les seuls bancs de Terre Neuve. Puis on a investi dans de puissants chalutiers, qui ont fini par y prendre jusqu’à 800 000 de tonnes en 1968, plus 1 million de tonnes supplémentaires dans le reste de l’Atlantique nord… Ce furent les campagnes de pêche de trop, et là les stocks se sont carrément effondrés, pour disparaître purement et simplement en 1992 (probablement à 1 % de ce qu’ils étaient). Aujourd’hui on ne pêche plus que 40 000 tonnes par an…
Tentons de comprendre. La morue est une espèce qui arrive à maturité entre 5 et 8 ans d’âge, et les plus vieux sont de bien meilleurs géniteurs que les petits : une jeune morue produit 3 millions d’œufs contre 11 millions pour une génitrice plus âgée ; or le taux de survie des larves n’est que de une sur un million, et les proies des morues adultes (comme le hareng et le capelan) sont aussi des prédateurs de ses larves ; les jeunes qui restent sont donc incapables à eux seuls de maintenir la population…
Deuxième exemple : en 1945, on a pêché jusqu’à 235 000 tonnes de sardines au large de Monterey, Californie, faisant tourner les 30 conserveries qui avaient transformé cette ville en capitale mondiale de la sardine, et fournisseur important et stratégique des soldats américains de la 2e guerre mondiale… Cette activité a subitement et définitivement disparue : les prises de 1948 ont à peine atteint 15 000 tonnes. Les sardines ne sont jamais revenues et il y a longtemps qu’il n’y a plus de conserverie dans cette ville, qui s’est transformée, mais un peu tard, en centre d’animation d’une zone de protection maritime ! Les sardines, comme les anchois ont une espérance de vie courte (4 ans), et on ne trouve donc pas de vieux géniteurs plus féconds, et leurs larves sont très sensibles aux conditions du milieu (température, acidité, courants, etc.) et aux prédateurs ; donc, dans leur cas, les disparitions peuvent être définitives.
Dernier exemple, bien français ! Le saumon était tellement abondant dans les rivières françaises il y a un siècle que certains règlement intérieurs d’entreprises précisaient qu’il était interdit d’en servir à la cantine plus de 3 fois par semaine ! On estime qu’au XIXe siècle, on pouvait pêcher 90 000 saumons par an dans les petits fleuves côtiers bretons, ce qui paraît totalement incroyable actuellement.
« Le saumon en Bretagne. Des siècles d’histoire et de passion » en souscription chez Skol Vreizh
Mais les dégâts de la surpêche ne sont pas les seuls ! Ils s’additionnent à ceux dus au réchauffement climatique et à la pollution, que nous allons détailler dans le chapitre suivant. C’est pourquoi, si l’on veut continuer à manger du poisson, il va dorénavant falloir l’élever et passer massivement de la pêche à l’aquaculture, comme nous le verrons ultérieurement. Et du coup, ça vaut la peine de revisiter la notion de pêche durable et les moyens de manger du poisson durable, comme nous le ferons dans le dernier chapitre de la série.