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La société se voit confinée pour plusieurs semaines. Impossible de partager son repas avec un groupe d’amis. À une époque où l’on nous présente couramment comme des êtres individualistes, hormis ceux qui prennent le repas en famille, nous remplaçons les repas commensaux par des moments unipersonnels de sustentation. Le discours sociétal fournit des vérités généralistes autour du bien-manger et tend à étrangler notre perception personnelle de la bonne alimentation.
Nous, mangeurs, avons beau crier à l’injustice, les fossoyeurs continuent de creuser le canal dans lequel nous marchons comme des moutons : ces linéaires-itinéraires de grandes surfaces, ces galeries commerciales et chaînes de restauration livrées à domicile. Mais qui sommes-nous pour critiquer cette oppressante et culpabilisante société de consommation ? Qui sommes-nous pour finalement ne nous référer qu’à nos propres convictions en les imaginant universelles et absolues ? Sommes-nous « égoïstes » par nos représentations du bien manger et par nos choix alimentaires ? En notre for intérieur, nous savons que nous sommes des êtres sensibles et que nous nous intéressons à la cause animale comme à la préservation de la planète, mais pouvons-nous réellement pratiquer ce soutien au quotidien ? Est-il égoïste de ne pas pratiquer individuellement cette charge collective ?
Les autres consommateurs du reste du monde, par leurs comportements, leurs hypocrisies, leurs choix, ne semblent être guidés que par leurs intérêts propres. Ils témoignent de bien peu d’altruisme. L’égoïsme ne serait-il que les autres ? N’est-ce pas trop facilement se donner bonne conscience que de rejeter ainsi la faute sur les autres ?
Inversement, les autres peuvent nous juger coupables de cet hédonisme égoïste. Le problème se trouve dans l’écart existant entre la conscience intérieure qu’on a de soi et de nos volontés de plaisirs et le comportement réel que l’on montre aux autres à travers les plaisirs que l’on pratique concrètement.
En notre âme et conscience, nous nous savons sensibles à la fois aux bons produits gastronomiques et à la pitié, comme aux gens dans le besoin, prêts à nous dévouer à certaines causes. Mais notre comportement réel ne traduit pas dans les faits cette envie de philanthropie. Une simple sensibilité aux plaisirs de la table peut-elle suffire pour faire de nous des êtres égoïstes ? A contrario, si nous apportons notre obole à l’aide alimentaire d’une association caritative, cela fait-il de nous des êtres altruistes et cela suffit-il pour nous ôter toute culpabilité ? En offrant une fois un plat chaud à un individu qui passera le reste de ses jours à mendier son repas, en triant nos déchets quand nous achetons des fruits qui arrivent en avion, en courant le dimanche un petit footing et en mangeant gras toute la semaine, cette déculpabilisation, comme un retrait en soi de sa propre identité, n’est-elle pas au fond la menace la plus grave qui soit dans la relation que nous entretenons les uns avec les autres ou chacun avec soi-même ?
Nous ne pouvons que convenir de l’importance que revêt à nos yeux notre intérêt propre de faire des efforts sur nos choix alimentaires. Ces choix ont même quelque chose de naturel, d’essentiel, d’identitaire, de fondamental, ils sont la seule chose à être d’absolues certitudes, ils représentent notre existence individuelle en tant que mangeurs qui se construisent à chaque bouchée. Et cette évolution de nous-même est une certitude absolue parce qu’elle provient de notre prise de conscience, de la réflexion que nous nous faisons au moment où nous choisissons notre repas.
Au moment où nous faisons nos choix alimentaires, il faut qu’il y ait un « je » qui pense. Ce « je », c’est nous, individuellement : un « je » qui dit « moi j’aime ça » et non pas un groupe verbal impersonnel qui dit « c’est bon ». Sans ce « je » il n’y a pas de personnification, d’incarnation, de pensée.
Inversement, sans pensée il n’y a pas de prise de conscience du choix alimentaire, pas de certitude possible sur le fait de bien ou de mal manger, de se construire ou de se détruire intérieurement comme identitairement. La certitude vient de l’étroitesse de la relation entre l’aliment et nous, entre nous et notre pensée, entre nous et nos choix, entre nous et ceux qui partagent notre repas. En somme, notre ego est le fait le plus absolu qui soit pour choisir notre alimentation.
Mais alors, qu’en sera-t-il quand nous pourrons enfin nous réunir en groupe autour d’une tablée et choisir pour elle un menu commun ? Comment présager de l’ensemble des besoins ? Comment se positionner dans cet échiquier d’éthos et d’égos ? Vivre et manger seul un instant donne l’occasion de s’imaginer avec les autres.